Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/691

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la taille fine de Lisette, la fraîcheur de teint de Fanchon, l’enjouement de Bécasse-Julie, dont il a fait plus tard la Suzanne du Mariage, les grâces nonchalantes de Tonton. Il renonça bien vite à son Iris en l’air ; il prit le parti de courir après toutes les femmes, sans leur demander plus qu’elles ne pouvaient donner, et selon qu’elles s’appelaient Fanchette, Suzanne ou Rosine, il les aimait toutes également, mais d’un amour particulier, approprié au sujet. S’il a varié dans les idées qu’il se faisait de l’amour, il a toujours pensé avec une invariable constance que, pour être quelqu’un, il faut être immensément riche. Beaumarchais n’est pas un homme de lettres qui a trop aimé l’argent ; Beaumarchais est un homme d’argent, de finance et de bourse, un grand spéculateur, un industriel, qui s’est trouvé avoir un prodigieux talent de pamphlétaire et d’écrivain et dont l’occasion a fait un tribun, dont les circonstances ont fait un poète. Manans ou grands seigneurs, ses ironies et ses sarcasmes n’ont épargné personne, à la réserve des financiers, des fermière-généraux, qu’il a toujours ménagés ; c’était le seul respect qui lui restât. Il se croyait de leur famille, et il n’aurait pu leur manquer sans se manquer à lui-même.

De bonne heure, il s’était senti l’esprit des affaires, le génie du calcul. Le jour où il rencontra Pâris-Duverney, ce soleil l’éblouit, et il jura de devenir, lui aussi, l’un de ces astres de première grandeur qui commandent tout un système de satellites et de planètes : Paris et fratres et qui rapuere sub illis. Il faut lui rendre justice, il avait les grandes ambitions. Il voyait dans la richesse, non-seulement l’instrument du bonheur et du plaisir, mais le seul moyen d’être une puissance dans l’état. Jusqu’à la fin, son rêve sera de se faufiler chez les grands, chez les ministres, chez les rois, de leur donner des conseils qu’ils ne lui demandent point, de leur soumettre des plans, de leur recommander des réformes où Beaumarchais trouve son compte ; le fils de l’horloger de la rue Saint-Denis aspire à gouverner les gouvernans. Il a, selon les cas, l’insolence, l’effronterie, la souplesse, et tous les moyens lui sont bons pour arriver. Bergasse dira de lui : « Il sue le crime. » Bergasse le calomnie, Beaumarchais n’est pas méchant, il ne tuera personne. Mais il ne répugne pas aux basses manœuvres, ni même aux impostures ; il s’entend à leur donner de belles couleurs, il mêle sans vergogne à ses spéculations les intérêts de l’état et du genre humain, le patriotisme et la philanthropie. Il aura jusqu’au bout l’art d’embellir les vilaines affaires ; il l’avait déjà quand il épousa Mme Franquet et qu’il se servit d’elle pour battre monnaie. S’agit-il de soutirer 900 livres à des contrôleurs, il s’affuble d’une robe de prêtre, et ce prêtre, qu’il baptise du nom de l’abbé Arpajon de Sainte-Foix, est un saint homme très austère, qui fait la morale aux puissans et « que la charité anime sur les intérêts d’une honnête femme. »