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se repentait de l’avoir comparé à Voltaire, en n’accordant à ce dernier que l’avantage du goût, est revenu un jour sur son premier jugement dans une de ces notes perfides où il se plaisait à réviser et à aiguiser ses sentences : « Chez Beaumarchais, disait-il, il y aura toujours un cabinet secret où le public n’entrera pas. Au fond, il a pour dieux Plutus et le dieu des jardins, ce dernier tenant une très grande place jusqu’au dernier jour. » M. Bettelheim ne s’est point appesanti sur le dieu des jardins, il a été fort discret sur les amours du père de Figaro et sur les divertissemens de son âge mûr. Il s’est contenté de rappeler que Beaumarchais, vieillissant, avait sur sa table à écrire une pantoufle d’or, qu’avant de se mettre au travail il la baisait dévotement pour s’inspirer, que cette pantoufle avait été moulée sur une des mules de Mme Houret de La Marinaie, que plus tard on se brouilla, que cette maîtresse infidèle se fit un méchant plaisir de divulguer l’histoire des tibériades de son amant ; c’était son mot. Beaumarchais s’appliqua à réfuter les accusations de Mme Houret dans des lettres qui sont conservées au British-Museum. M. Bettelheim a vu ces lettres, où les arguties d’un incomparable avocat sont mêlées à des explications dont le cynisme ordurier lui a fait peur. Il s’est refusé à en publier une seule ligne ; il a laissé dormir cette boue.

En revanche, personne avant lui n’avait si bien montré toute la place que Plutus a toujours tenue dans la vie de Beaumarchais, quel culte fervent il lui rendait, tout ce qu’il se permettait pour se gagner les faveurs de ce dieu des mauvais conseils. — « Monsieur Morales, vous cédez bien promptement aux difficultés, disait à l’un de ses complices ce don Raphaël avec qui Gil Blas lia partie. Quand on a fait son apprentissage sous de grands maîtres, on ne doit pas si facilement s’alarmer. Pour moi, qui veux marcher sur les traces de ces héros, je me raidis contre l’obstacle qui vous épouvante, et je me fais fort de le lever. » A quoi Morales répondait : « Si vous en venez à bout, je vous mettrai au-dessus de tous les grands hommes de Plutarque. » Beaumarchais était souvent tenté de se comparer aux grands hommes de Plutarque, et comme don Raphaël, il ne négligeait pas les occasions « d’exercer son savoir-faire. » Quoiqu’il eût un goût naturel pour les grandes entreprises, pour les aventures épiques, il n’éprouvait aucune répugnance déraisonnable pour les supercheries et les petites manœuvres d’un simple chevalier d’industrie. Sa conscience était une bonne fille, très facile ; on pouvait tout lui proposer, rien ne l’effarouchait.

A l’âge où s’éveillent les sens, Pierre-Augustin Caron était tourmenté du désir de posséder une maîtresse comme il n’y en a point ; il soupirait après une femme idéale, rassemblant en sa divine personne tout ce qu’il voyait de plus charmant dans ses sœurs, qu’il aimait beaucoup. Il lui donnait libéralement le regard vainqueur de Mme Guilbert,