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temps encore les personnages italiens, les Colombine, les Scapin et les Cassandre, mais ce souvenir même dura peu. En 1783, la Comédie-Italienne avait abandonné son théâtre de la rue Mauconseil pour la nouvelle salle Favart ; en 1790, elle abandonna son nom même, qui n’avait plus de sens, et s’appela désormais Opéra-Comique national de la rue Favart. Les Italiens nous avaient montré le chemin ; mais depuis longtemps déjà nous marchions tout seuls.

M. Blaze de Bury rapporte quelque part cette anecdote. Un jour, un petit-neveu de Duni se présente au théâtre de l’Opéra-Comique et réclame ses entrées. « Je vous les accorde, lui répond le directeur, mais à une condition, c’est que vous allez, ici même, et séance tenante, me chanter un air, n’importe lequel, de M. votre arrière-grand-oncle. » — Un petit-neveu de Philidor eût été sans doute aussi empêché. À qui ne fait pas d’archéologie musicale il suffit de nommer ces deux ancêtres de l’Opéra-Comique. Grimm se plaignait déjà, en 1763, que le style de Duni commençât à vieillir. Qu’en dirait-on aujourd’hui ?

Monsigny, Grétry, Dalayrac, Nicolo, voilà les premiers maîtres, les maîtres exquis de la plus vieille mélodie française. La musique naissante eut pour le XVIIIe siècle des chants attendris et des chansons joyeuses, des larmes et des sourires. Elle chanta pour lui, pour ce siècle vieilli qui s’éteignait, comme un enfant chante pour l’aïeul qui s’endort. Elle l’aimait, et lui resta longtemps fidèle, longtemps après qu’il n’était plus. Dans les jours sanglans, puis dans les jours glorieux, elle se souvint des jours aimables. Aux temps modernes qui naissaient, elle parla encore du temps jadis, et Nicolo chanta sous l’empire comme Grétry chantait à la veille de la révolution, comme Dalayrac chantait sous la terreur.

On l’a dit justement : « Un siècle n’est pas une unité chronologique, et il n’est pas aisé d’en fixer exactement les vraies limites, qui sont des limites morales. » Aussi demanderons-nous au siècle présent un sursis de quelques années, et quoique Cendrillon soit de 1810 et Joconde de 1814, nous réunirons Nicolo aux maîtres du XVIIIe siècle.

Au point de vue psychologique, un siècle n’est pas non plus une unité. Il faut toujours, mais surtout en matière d’art, se garder des théories inflexibles. Il faut se plier aux faits, et non les plier à soi. Si nous osions adresser un reproche à l’éminent critique que nous avons cité, ce serait de manquer un peu de cette docilité. Dans sa philosophie de l’art, M. Taine le prend quelquefois d’un peu haut. Il a cherché les lois qui règlent la production de l’œuvre d’art, et cru les trouver uniquement dans les influences extérieures, dans cet air ambiant que, par métonymie, on appelle assez improprement le milieu. Ce milieu, M. Taine commence par l’étudier en détail.