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parlé ; c’est pour elle aujourd’hui que Meyerbeer, Berlioz et Verdi essaient d’écrire ; c’est à sa sensibilité outrée et raffinée, c’est à ses aspirations indéterminées et démesurées que la musique s’adresse. Elle est toute faite pour cet office et il n’y a aucun art qui réussisse aussi bien qu’elle a à le remplir… Elle convient mieux que tout autre art pour exprimer les pensées flottantes, les songes sans forme, les désirs sans objet et sans limites, le pêle-mêle douloureux et grandiose d’un cœur troublé qui aspire à tout et ne s’attache à rien. C’est pourquoi avec les agitations, les mécontentemens et les espérances de la démocratie moderne, elle est sortie de ses contrées natales pour se répandre sur toute l’Europe, et vous voyez aujourd’hui les symphonies les plus compliquées attirer la foule dans cette France où la musique nationale s’était jusqu’ici réduite au vaudeville et à la chanson[1]. »

M. Taine a raison. La transformation, le progrès s’est accompli. A des besoins, à des idées nouvelles il fallait un art nouveau, et l’art s’est renouvelé. Qui songe à le regretter ? Qui voudrait, comme l’Arabe épouvanté, renfermer dans le vase qui le tenait captif, le génie délivré ? Il n’est pas question de reculer, mais de regarder un instant derrière nous, et, sans nier le présent, de ne pas renier le passé.

Nous pouvons, par l’opéra-comique, rattacher aux temps anciens les temps nouveaux. La chaîne semble fragile, mais elle guide fidèlement la main qui la suit, sans la charger ni la meurtrir. Est-elle rompue aujourd’hui, cette chaîne délicate ? Plus d’un le pense et s’en applaudit. Il faut en finir, dit-on, avec les vieilles chansons. Et, d’ailleurs, le succès éphémère d’un genre récent, déjà presque abandonné, l’opérette, n’a pu relever l’opéra-comique. Mais ce n’est pas de là que pouvait venir le secours, si l’opéra-comique était en péril. L’opérette a bientôt trahi le faible espoir qu’elle avait donné. Fine d’abord et presque élégante, elle semblait promettre le retour aux plus vieux de nos opéras comiques. On aurait peut-être accueilli volontiers, ne fût-ce qu’un pastiche spirituel de ce petit monde de baillis, de villageois, de seigneurs et d’ingénues. Mais le ton a baissé trop vite, et l’on est tombé dans la vulgarité, dans la grossièreté même. Les baillis, les podestats sont devenus des fantoches grotesques ; les villageois, des benêts, et les ingénues, des gaillardes. Dans chaque nouvelle opérette ont reparu les mêmes situations scabreuses et les mêmes équivoques. Des femmes de talent ont trop souvent redit sur des mélodies plus que faciles un couplet plus que grivois. A la fin, on s’est lassé des nuits de noces interrompues, des substitutions de fiancée, des quiproquos et des imbroglios, des

  1. Philosophie de l’art, t. I, p. 114.