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du moment. Souvent ils cédaient au découragement, ils s'apercevaient que leurs alarmes restaient sans écho, ils sentaient que nous marchions aux abîmes, poussés par un inexorable destin; ils entrevoyaient alors la patrie mutilée par l'étranger, déchirée par les partis, ils se préparaient aux catastrophes en relisant Tacite et Montesquieu.

La philosophie de l'histoire est parfois troublante, elle désarme, elle impose l'indulgence. Comment ne pas être indulgent pour les gouvernemens tombés, lorsque les plus cruelles épreuves restent sans enseignement? Les défaillances de l'heure présente n'expliquent que trop, hélas! sans les justifier, les égaremens et les inconséquences des temps passés. Dans un milieu fiévreux, cosmopolite, où dominent l'intérêt personnel, l'esprit de coterie et l'amour du plaisir, tout s'altère : le sentiment du devoir et le culte du pays. Les gouvernemens les mieux intentionnés subissent des influences égoïstes et contradictoires; ils se laissent entraîner, à leur insu, sur des données superficielles, par des conseillers pernicieux, irresponsables, aux déterminations qui préparent la chute des empires.

Dans l'été 1867, l'existence du souverain et de ses ministres était plus agitée, plus dissipée que jamais. Comment l'empereur aurait-il trouvé le temps de lire, de méditer des correspondances qui lui rappelaient qu'on armait aux portes de la France, qu'on y poursuivait une transformation menaçante pour notre sécurité? Il était en scène du matin au soir, présidant des revues, des bals, des représentations de gala, donnant des audiences aux personnages de marque qui accouraient de tous les points du globe, combinant avec ses chambellans et ses écuyers les distractions que chaque jour il ménageait à ses hôtes. Il renvoyait à l'automne, à la fermeture de l'exposition, qui, croyait-il, avait rendu à la France son prestige et à son gouvernement l'estime du monde, les soucis de la politique. Pourquoi altérer les joies présentes par la crainte des complications futures? L'opposition avait momentanément désarmé et les deux chefs d'état les plus puissans, qui tenaient en main les fils de la politique européenne, nous donnaient les témoignages les moins équivoques de leur sympathie et de leurs sentimens pacifiques. Il était permis de ne pas désespérer du lendemain.

M. de Moustier ne se payait pas d'illusions; loyal et confiant dans ses rapports privés, il était méticuleux et défiant en affaires. Il n'était pas de ceux qui s'imaginent que, lorsque Paris illumine, l'Europe applaudit. Il connaissait la valeur des protestations pour en avoir constaté l'inanité dans les missions qu'il avait remplies à Constantinople, à Vienne et surtout à Berlin. Il s'efforçait de pénétrer