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Dauphin, et n’avait quitté le service, avec la croix de chevalier de Saint-Louis, que pour entrer dans la famille d’un grand marchand de vin de Reims, échevin de la ville et personnage fort influent, qui lui fit obtenir la charge de lieutenant des maréchaux de France à Châlons.

L’autre, Jean-Baptiste, seigneur de Chantereine, de Jonchéry et de Souin, était conseiller honoraire au bailliage et présidial de Châlons, et de plus, comme ses frères, possesseur d’une fort belle fortune.

Un troisième, Germain-Jacques, seigneur de Loisy, avait été capitaine aux Cent-Suisses, chevalier de Saint-Jean, écuyer ordinaire de Madame la dauphine et l’heureux époux de sa femme de chambre, grâce à laquelle il était devenu gouverneur militaire de Chartres.

Avec de tels précédens et de si belles protections à la cour, le jeune Dubois de Crancé ne pouvait manquer de faire rapidement son chemin. A quatorze ans et demi, la faveur de Madame la dauphine s’étendait déjà sur lui et lui permettait, par un singulier privilège, d’entrer avant l’âge à la première compagnie des mousquetaires de sa majesté. Grâce à la fortune que son père, mort à quelque temps de là, lui avait laissé, il espérait faire bonne figure dans une arme essentiellement aristocratique. Il y eut cependant quelques ennuis : à côté des La Rochefoucauld, des Durfort et des Beauharnais, ses parchemins étaient un peu minces ; ils n’étaient même pas, disait-on, très authentiques. On le lui fit sentir ; il s’en souviendra bientôt. A combien de jacobins n’a-t-il manqué, pour être de fougueux émigrés, qu’un ou deux quartiers de noblesse, et que de vocations révolutionnaires s’expliquent par les causes les plus accidentelles et les plus futiles !

Quoi qu’il en soit, Dubois de Crancé ne tira pas de son entrée aux mousquetaires tout le parti qu’il semblait qu’il pût s’en promettre. Les préjugés de race sont ce qu’il y a de plus difficile au monde à vaincre : une faveur d’antichambre avait pu l’introduire dans un milieu qui n’était pas le sien : elle ne put empêcher qu’il n’y demeurât un peu comme un intrus.

Une compensation lui était bien due pour ce petit mécompte d’amour-propre : il la chercha, comme ses ascendans, dans une alliance avantageuse. Le 2 décembre 1772, il s’unissait, en justes noces, à demoiselle Marie-Catherine de Montmeau, fille d’un opulent conseiller à l’hôtel de ville de Troyes. Trois ans après, les mousquetaires ayant été licenciés, il se retirait dans ses terres, en Champagne, fort aigri déjà contre un ordre de choses où le fils d’un commissaire des guerres, enrichi dans les fournitures, ne marchait pas encore l’égal d’un duc et pair.