Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/631

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-être un peu sévère, — n’a pas, dans cette circonstance, fait preuve d’une grande résolution. Il connaissait la situation de notre escadre et l’état de faiblesse de ses équipages : il pouvait entrer dans la rade et s’en rendre maître, en y écrasant nos vaisseaux. Un coup d’une telle audace n’allait pas à son caractère, plus actif et plus ferme qu’entreprenant. Quand il vit que le Boyne, serrant de très près le Romulus, pouvait, par suite de ses avaries, être obligé d’entrer, avec son adversaire, jusque dans la rade de Toulon, il passa sur le gaillard d’avant de son vaisseau, le Caledonia, et fit, avec son chapeau, signal au capitaine du Boyne de serrer le vent et de s’éloigner. Ce fut ce qui mit fin au combat. »

En pareille circonstance, demanderai-je à mon tour, qu’aurait fait Nelson ? Le souvenir de Copenhague l’eût-il encouragé ou y eût-il puisé cette circonspection qui vient avec l’âge ? Sir Samuel Hood était maître de la rade de Toulon, quand il l’évacua sous la menace des boulets rouges, laissant les malheureux habitans qu’il avait compromis livrés à toutes les vengeances de la Convention. L’honneur anglais coulait là, comme à Quiberon, par tous les pores et pourtant Samuel Hood était, plus encore que Rodney, le vainqueur du grand combat de la Dominique. Nelson le tenait pour le premier officier de la marine anglaise ; il ne prononce jamais son nom qu’avec l’admiration la plus profonde. La vérité, je crois, la voici : En 1814, on pouvait, sans une témérité excessive, entrer dans la rade de Toulon ; il n’eût pas fallu s’y aventurer en 1812 et en 1813. Il est des heures où les nations ne se défendent plus : les vaincus d’Iéna nous ont étonnés par leurs défaillances. Ce qu’il y a de plus triste pour un marin, c’est la pensée des réparations que, sans la chute de l’empire, nous réservait très probablement la fortune. L’exemple des Américains nous indiquait clairement la voie à suivre ; l’ascendant maritime insensiblement se déplaçait. Nous reprenions courage, l’ennemi, au contraire, perdait peu à peu la foi qu’il avait eue jusqu’alors dans la puissance irrésistible de ses armes. Quelques années encore et il lui aurait fallu compter avec nous : les Anglais, par malheur, ne cessèrent d’être invincibles sur mer que lorsque nos soldats cessaient, de leur côté, de former sur terre des bataillons invincibles.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.