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Malheureusement, pendant que nos escadres se reformaient à Toulon et à Brest, nos bataillons perdaient chaque jour du terrain en Allemagne. « Bientôt, écrit le brave amiral Baudin avec une émotion que trente-trois années de paix n’ont pas affaiblie, nous apprîmes que nos armées avaient repassé le Rhin. Le territoire de la France, que nous étions habitués à considérer comme inviolable, était envahi ! » Nous l’avons revue l’heure sinistre. Je ne crois pas qu’elle ait, à l’époque de nos derniers revers, causé la stupeur qui frappa, il y a soixante-douze ans, ces vétérans accoutumés de si longue date à la victoire. Dans nos récentes épreuves, nous sentions une Europe bienveillante derrière nous ; la France pouvait se dire qu’un instinct général de conservation prendrait tôt ou tard sa cause en main : en 1814, c’était le monde entier qui s’avançait en armes pour nous dépecer, pour nous ravir même les nouvelles conditions d’existence que nous avions achetées au prix de flots de sang. La lutte devait prendre tous les caractères du désespoir. Ce désespoir n’eut pourtant sa pleine énergie que sous le drapeau : les populations étaient harassées et la marée ennemie monta comme sur une plage. Le maréchal Masséna commandait dans le Midi en qualité de lieutenant de l’empereur. Il avait son quartier général à Toulon. Sur-le-champ, il donna des ordres pour qu’on mît en état de défense les abords de la place. Quelle occupation pour le vainqueur de Zurich et quel amer emploi réservé par le sort à ses vieux jours ! Toutes les nations ont connu de ces retours de fortune : aucune n’a éprouvé le double deuil de voir s’écrouler à la fois la puissance nationale et l’idole radieuse qui la symbolisait. Il a fallu au peuple français une vitalité singulière pour qu’il ait résisté à une pareille secousse. Néanmoins, je l’ai vu dans mon enfance et j’en ai gardé un profond souvenir ; il devait se passer bien des années avant qu’un franc sourire éclairât tous ces vieux visages noircis par la fumée de la poudre : le trait de l’invasion avait atteint la France militaire au cœur.

Une partie des marins de l’escadre, détachée à terre par l’amiral Émériau, travaillait aux fortifications ; d’autres étaient employés à établir des camps retranchés dans le voisinage des Sablettes et de la rade du Brusc, au fond de la baie de Saint-Nazaire. Toulon craignait un débarquement ! Toulon, cependant, demeurait encore pour nos forces navales un asile plus sûr que Gênes. Il était bien évident que l’Italie nous échappait. Par un dernier effort, Gênes avait armé le vaisseau le Scipion ; il fut décidé qu’on essaierait d’amener sous escorte ce vaisseau à Toulon : laissé à Gènes, il serait infailliblement tombé entre les mains de l’ennemi. Trois vaisseaux et trois frégates, demandés à l’escadre, furent désignés pour cette