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Lion faisait bonne garde, et d’ailleurs il n’y avait pas un seul de ces vaisseaux de la compagnie qui ne fût en réalité plus fort que nous. Insister davantage eût été perdre son temps. Nous laissâmes arriver, et nous allâmes mouiller sous l’îlot Cornicobar, où, pendant vingt-quatre heures, nous nous approvisionnâmes d’eau et de noix de coco ; puis nous retournâmes croiser au sud de l’île Preparis. Là, nous prîmes d’abord l’Althea, beau navire anglais venant du Bengale et allant en Chine. Quelques jours plus tard, nous capturâmes encore deux autres navires, l’Elisabeth et le Gilwell, qui venaient également de Calcutta et allaient à Canton. Mon ami Roussin fut chargé d’amariner le Gilwell ; je fus envoyé sur l’Elisabeth. Tous deux, nous passâmes la nuit à bord de nos prises. Le lendemain matin, lorsque nous ralliâmes la Sémillante, le capitaine Motard me désigna pour commander le Gilwell, et donna l’Elisabeth à un de mes camarades, l’enseigne de vaisseau Fournier. La résolution du capitaine Motard était prise : il allait faire route pour l’Ile-de-France et y amener ses deux riches captures sous l’escorte de la Sémillante. En conséquence, il retira simplement de l’Elisabeth et du Gilwell les capitaines et les officiers anglais, laissant à ces deux navires tout leur équipage composé de Portugais et d’Indiens. Il resta sur le Gilwell 83 hommes. Je n’avais, pour les contenir et les contraindre au travail, qu’un aspirant nommé Capdeville, un quartier-maître, cinq soldats volontaires de Bourbon et mon fidèle mousse Caussade. Retenus, tantôt par les calmes, tantôt par les gros temps, nous éprouvâmes beaucoup de contrariétés pour sortir du golfe du Bengale. Les provisions manqueront : Roussin, pendant la nuit où la direction du Gilwell lui fut confiée, s’était bien gardé d’oublier ses camarades faméliques de la Sémillante. Il avait bravement fait passer sur la frégate tout ce qui était bon à boire ou à manger. Quand je vins prendre à mon tour le commandement de cette prise, je n’y trouvai plus que du riz en assez grande quantité et un peu d’eau que nous fîmes durer une quinzaine de jours. Heureusement, au moment où notre provision était sur le point d’être complètement épuisée, la pluie se mit à tomber par torrens : nous pûmes remplir nos futailles vides.

« Après bien des retards, nous gagnâmes enfin la zone des vents alizés et nous commençâmes à faire bonne route. A environ 250 lieues de l’Ile-de-France, la rencontre de la frégate anglaise le Pitt me contraignit à me séparer de mes deux conserves. Le Pitt était une grande frégate de cinquante-quatre bouches à feu, dont plus de la moitié appartenait au calibre de 24 : elle eût été de force à combattre deux frégates comme la nôtre, car la petite Sémillante ne portait que du 12 et n’avait que trente-deux pièces. Le Pitt possédait de plus l’avantage d’être un navire construit en bois de teck,