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pour laquelle il entrevoyait les destinées les plus prospères. Ma mère eut beaucoup de peine à obtenir qu’il se couchât, tant il était animé : à six heures, mon père voulut se lever. Il se mit sur son séant, poussa un cri et tomba mort. Il n’avait que cinquante ans.

« La douleur de ma mère et la mienne ne peuvent se décrire : aujourd’hui encore, après plus de quarante-cinq années, je ressens cette perte cruelle aussi vivement que le premier jour. Je n’ai rien connu au monde de plus vertueux, de meilleur, de plus parfait que mon père ; je n’ai rencontré nul homme, quelque élevé qu’il fût en dignités, en fortune, en talens, en vertus, de qui je me sois jamais dit : « Je voudrais être le fils de cet homme, plutôt que celui du père que la nature m’avait donné. »

« La mort de mon père fut vivement sentie par la grande majorité de ses collègues. Malgré son extrême modestie, il avait inspiré une estime et une affection générales : des regrets publics et presque unanimes furent donnés à sa mémoire. Un service funèbre fut célébré pour lui à Saint-Germain-l’Auxerrois. C’était la première cérémonie de ce genre en France depuis l’abolition du culte catholique en 1793 : distinction bien méritée, à coup sûr, par mon père, qui, dans les temps les plus funestes, au fort de la Terreur, eut toujours le courage de réclamer le libre exercice de la religion chrétienne et les pieuses funérailles qu’on refusait alors aux morts. »


II

« Nous restions, ma mère et moi, sans fortune. Aucun parti n’avait été pris à mon égard, lorsque le 18 brumaire mit au pouvoir le général Bonaparte. A peine nommé consul, Bonaparte s’empressa d’envoyer à ma mère son aide-de-camp, le général Victor, depuis maréchal et duc de Bellune, pour lui témoigner la part qu’il prenait à ses regrets et lui exprimer le désir que j’entrasse dans la marine. Ma mère, encore dans ces premiers momens de douleur où une femme n’a guère de volonté à elle, répondit qu’elle ferait de moi tout ce qui plairait au consul. M. Bourdon de Vatry, alors ministre de la marine, se montra extrêmement bienveillant. En peu de jours, mon sort fut décidé. Je ne possédais pas la plus légère idée de ce que pouvait être le métier de marin, j’avais seulement le goût des voyages et je ne demandais pas mieux que d’embrasser une carrière qui m’offrait la perspective de satisfaire cette inclination. Le ministre me plaça pendant quelque temps au Dépôt des cartes et plans de la marine, où je reçus du digne M. Buache et de son collaborateur, M. Pazumeau, les premières notions d’hydrographie. Vers la fin de