Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/526

Cette page a été validée par deux contributeurs.

des faits sensibles, qu’elle ne pourra jamais s’acclimater dans le monde du mécanisme, qu’elle a besoin de respirer du côté des idées ? Et c’est pour cela qu’elle cherche obstinément son issue vers la lumière, vers la raison. Rassurons-nous donc, malgré tous les efforts conjurés de la science positive et de la critique, sur le lendemain de l’humanité, que l’on se représente si morne et si triste quand les dogmes auront disparu en philosophie comme ailleurs. Ces dogmes ne sont jamais plus près de renaître qu’au moment où l’on croit qu’ils finissent. Ils renaîtront, modifiés peut-être dans la lettre qui les exprime, non dans l’esprit qui fait leur vie impérissable. Ne laissons pas tomber à terre, sans les relever, ces espérances et ces paroles de foi échappées à quelques penseurs dont la science n’a pas rempli l’attente et qui cherchent au-delà, sans trop se soucier s’ils se contredisent. Recueillons ces promesses et ces gages. C’est un désaveu des théories désolées avec lesquelles ils semblaient avoir fait un pacte ; c’est le témoignage que la vie n’a de prix qu’à la condition qu’elle trouve dans l’idée du bien son principe et son terme ; c’est aussi la preuve que le divin console mal de Dieu. Et, quant à cette idée même du divin, si abstraite et si vague, qu’aurait-on à répondre à un physicien ou à un chimiste qui demanderait de quelle expérience on a tiré une pareille notion, introduite à l’improviste sur la scène ? Il faudrait bien avouer qu’elle vient d’ailleurs et de plus haut, et qu’elle se rattache à cette philosophie perpétuelle, la perennis quœdam philosophia que célébrait Leibniz.

Ainsi se manifestent, comme par le jeu d’une force régulière et fatale, des symptômes de réveil inattendu pour tout un ensemble de concepts et de sentimens que l’on croyait disparus dans le triomphe de la science. Ainsi se reconstitue peu à peu ce fonds de platonisme né avec l’homme et qui ne disparaîtra qu’avec lui : le culte de la vie spirituelle, l’irrésistible et obsédant amour de l’idéal, la foi à la raison, qui crée une parenté entre l’homme et Dieu, l’autorité et la beauté du devoir, le pressentiment de l’absolu, la croyance à une source supérieure d’être et de vérité, à un au-delà mystérieux qui enveloppe et dépasse la science. Quoi qu’on fasse, ces semences d’idées ne meurent pas ; même sur un sol ingrat, elles sont avides de renaître ; c’est comme une moisson toujours prête à se lever, après les jours de détresse, à l’appel pressant de l’âme humaine, avec la complicité de ceux-là même qui ont voulu s’attaquer à la racine de ces idées et qui, tout d’un coup, pris d’effroi devant leur œuvre, s’arrêtent et renoncent au triste honneur d’achever l’expérience commencée.

E. Caro