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certaines expressions de Spencer, en extraire toute la vertu substantielle et réparatrice, je montrerais que cet adversaire de la métaphysique nous fournit lui-même l’occasion et le moyen d’en reconstituer l’idée fondamentale. Ces grands critiques ne sont pas toujours si éloignés qu’ils le croient eux-mêmes de quelque tentation mystique, si par mysticisme on veut bien entendre simplement l’attraction sensible du dieu inconnu. Il se passe, en effet, quelque phénomène de ce genre dans la vie intellectuelle de ceux qui vivent très haut, dans le commerce des idées, avec une sincérité profonde et une probité incorruptible à tout autre intérêt que celui de la vérité. Spencer se montre à nous tellement préoccupé, obsédé de l’absolu, qu’on pourrait croire qu’il a la vision secrète de la réalité cherchée, en la cherchant toujours. C’est le mot du dieu de Pascal dans un admirable dialogue, quand Pascal s’inquiète et s’afflige de le poursuivre et de le perdre sans cesse : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » — L’absolu, perdu d’abord, retrouvé ensuite, quel drame des idées ! C’est en vain que l’on espère, de temps en temps, à travers les âges, avoir exorcisé le spectre de l’absolu. Il est là, toujours là, ce revenant éternel. On le croit démasqué dans ses mensonges, flétri, banni à jamais. La science libératrice s’applaudit de son œuvre. Et voilà qu’au lendemain de ces éphémères triomphes, il revient troubler l’homme dans sa fausse et fragile sécurité, l’inquiéter dans son repos factice, le solliciter à monter encore vers les hauteurs mystérieuses, au-dessus de la région des faits et des lois qui ne peuvent le satisfaire ni remplir tout son esprit. Et le jeu de la dialectique éternelle recommence, à la grande surprise de ceux qui pensaient l’avoir anéantie.

On n’est donc plus d’accord sur ce point que l’Inconnaissable soit ce qu’il était d’abord, une conception négative. Il a grandi, il s’est développé ; il existe au moins à l’état d’une Force et d’une Cause suprême. Et, quant à sa manière d’agir dans le temps et l’espace, qu’il remplit de son activité, est-il certain que ce mode d’action soit purement mécanique, et l’évolution, entendue dans ce sens tout physique, est-elle démontrée ? Il faudrait bien en changer l’interprétation, si l’on admettait pour l’absolu cette existence supérieure à l’intelligence, à laquelle incline, de plus en plus, M. Spencer. Ce genre d’attribut exclurait du même coup le mécanisme, et si une pareille conception venait à triompher, ce ne serait plus le pur naturalisme que nous aurions en face de nous, ce serait une idée d’ordre tout métaphysique, étrangère à l’homme, parce qu’elle serait, non pas au-dessous, mais au-dessus des conditions de sa pensée.

D’ailleurs on est encore loin de s’entendre sur le sens de ce grand mot, l’évolution, invoqué comme une conception mystérieuse des