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L’origine connue de ce grand phénomène du sens moral lui enlève ce mystère même avec son prestige ; il n’est plus qu’un fait qui a réussi jusqu’ici ; qui peut dire qu’il doive réussir toujours ?

D’accord jusqu’ici, les partisans de la nouvelle doctrine se divisent. Les uns prétendent que la conception naturaliste de l’univers ne changera rien d’essentiel à la morale constituée par l’expérience des siècles ; qu’elle est, sinon d’établissement mystique, du moins de nécessité permanente ; qu’elle résulte « de la solidarité humaine organisée contre la nature des choses ; » qu’on ne trouvera vraisemblablement rien de mieux, pour combattre la puissance destructive de l’égoïsme, que les mobiles qu’on a suscités pour le contraindre et le restreindre, la pitié, l’honneur, la dignité, l’exemple, l’opinion publique ; qu’on ne peut rien faire de plus sage que se tenir à ces belles recettes inventées par le génie de l’humanité pour accroître son bien et diminuer son mal. — Les autres prétendent que tout est à changer ; que la morale actuelle n’est qu’un résidu de vieux préceptes tirés pêle-mêle de Platon, des stoïciens, de l’évangile, associés de gré ou de force dans un mélange sans nom, inapplicables au monde moderne ; que la conception positive de l’homme et du monde exige une morale nouvelle. Les fondemens doivent changer, les préceptes aussi, beaucoup plus que certains optimistes béats, certains endormeurs de l’opinion publique, ne l’imaginent. Il est faux que les honnêtes gens de toutes les opinions doivent, comme on le dit souvent, s’entendre sur toutes les questions ; c’est le contraire qui est le vrai. La morale, étant un art social, doit changer du tout au tout selon l’idée que l’on se fait d’une société. La morale d’une société radicale ne peut être ni une morale monarchique, ni une morale aristocratique, ni une morale bourgeoise ; elle sera radicale ou elle ne sera pas. On la mettra aux voix à la prochaine Convention, n’en doutez pas.

Il reste acquis « à la science » que la morale n’est qu’une hygiène sociale, qu’elle ne comporte ni obligation ni sanction, tout au plus quelques règlemens de police qui interviennent pour régler, de gré ou de force, les rapports des citoyens entre eux. Quant aux vieilles chimères de l’obligation mystique, il faut les réduire à ce qu’elles sont réellement, à des chimères, si respectables qu’elles paraissent encore à certaines personnes. Un trait échappé à l’un de ces moralistes, dans une discussion récente, résume sur ce point la question. Un naïf interlocuteur lui opposait, dans le cas d’un crime imaginaire, la certitude de ne pas échapper au remords. « Des remords ? vous n’en auriez pas, lui répondit-on, mais vous vous croiriez obligé d’en avoir. Réfléchissez, et cela vous passera. »

Ainsi, par une série d’intermédiaires, il arrive que la manière de