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devoir être le prix et le fruit de leur subordination à la science. Faut-il s’étonner si, au terme de cette recherche, ils se sont rejetés en arrière, devant la vision formidable et claire du néant ? Car ce vide absolu de toute raison n’est-il pas l’équivalent du néant pur ? Donc, plus de vie spirituelle, plus de vie morale, qui puisse se régler sur quelque idée, s’appuyer sur un principe. Des faits, toujours des faits, monotones, même dans leur diversité d’apparence, par leur succession perpétuelle, par leur identité d’origine et de nature. Un fait contient autant de réalité qu’un million de faits. Le nombre n’y ajoute rien et l’infini numérique n’est qu’une grandeur d’illusion. En dehors des faits, les uns liés, là où la science a pénétré, les autres encore indociles à tous liens, incohérens ou ignorés, il n’y a rien, et les plus grandes découvertes ne feront qu’agrandir ce domaine des phénomènes mécaniques sans y ajouter un élément spirituel, une idée morale. Par un effet d’habitude et pour fuir ce vide, on se réfugie dans des formules, on invoque des mots : l’absolu, le divin, l’idéal. Mais l’absolu, qu’est-ce au point de vue de la science nouvelle ? La plus haute des abstractions. Le divin ? Une épithète décorative ; le divin est un être ou n’est qu’un mot. L’Idéal ? En dehors de toute réalité transcendante, qu’est-ce, sinon une conception purement subjective, arbitraire, l’œuvre personnelle de chaque cerveau ? D’où peut venir une conception pareille, en contradiction avec la réalité ? Des élémens inférieurs de la nature, des phénomènes physiques ou biologiques ? Évidemment non ; elle ne peut venir que de l’esprit. Mais l’esprit lui-même est-il autre chose que le produit d’une combinaison chimico-cérébrale ? Et nous voilà au rouet.

Si nous ne sommes plus, comme on nous l’a dit tant de fois, que des apparitions éphémères, flottant à la surface de l’illusion infinie, ou plutôt, ce qui est plus conforme au langage moderne, des états de conscience momentanés, éclos au point de jonction de certaines forces physiques et chimiques, dans quel laboratoire secret, dans quel creuset mystérieux a donc pu naître et se former cet idéal ? Et cependant ce fantôme d’idée, d’origine équivoque, sans état civil dans la société établie et régulière des notions scientifiques, sans raison d’être, c’est lui qui gouverne encore toute la partie supérieure de la vie et de l’humanité ; il est le principe de toute grande existence, de tout héroïsme, de tout grand art, de toute poésie. On ne conçoit rien de noble, rien de délicat sans lui, et que vaut de vivre si l’on retranche ce qui en fait le prix ? Voilà certainement une des sources de ce pessimisme, dont on a trop parlé, auquel l’Allemagne a imposé le cachet de son pédantisme, qui a désolé une partie de la jeunesse contemporaine, mais dont il faut bien indiquer l’origine en passant. Au-dessus des raisons passagères, politiques, sociales ou