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Plus libres, plus calmes et dans une sphère plus haute, se placent les esprits qui pensent au fond de la même façon, mais qui ne se font pas un droit de cela seul qu’ils sont affranchis, pour imposer autour d’eux un affranchissement qui ressemblerait à une autre servitude. Ils laissent libre l’erreur, non sans quelque ironie. Ce sont des philosophes, bien qu’ils répudient toute philosophie dogmatique. Soumis à l’évidence scientifique, réfractaires à toute autre certitude, ils n’acceptent que le réel, c’est-à-dire le sensible dévoilé et démontré. Le monde est ce qu’il est ; pas d’autre question à faire. Il faut s’en contenter, ne rien chercher au-delà, ne plus se troubler par l’inaccessible et l’inutile. La nécessité des choses est la démonstration suprême : une fois reconnue, il reste simplement à s’y soumettre. La révolte serait non seulement un malheur, mais une absurdité. J’appellerais volontiers ce genre de philosophes fiers et calmes les stoïciens de la science. Cette attitude n’est certes pas sans grandeur. Les anciens stoïciens acceptaient l’ordre universel comme la loi de la vie, mais ils supposaient que l’ordre était toute raison et qu’il y avait une loi. Ceux-ci ne supposent rien ; ils n’osent pas affirmer que l’ordre apparent soit autre chose qu’une physique bien réglée par l’action et la réaction des phénomènes ; ils ne cherchent même pas s’il y a au fond de ce déterminisme universel un effet définitif, un résultat, sinon un but. Y croire, ce serait encore spéculer sur l’inconnaissable. S’identifier à la nécessité, la concevoir comme dernier terme de la pensée, s’en contenter théoriquement et pratiquement, c’est la démarche la plus haute de l’intelligence et l’acte raisonnable par excellence. Tout le reste est chimère ou volontaire piperie.

Ceux-là constatent et reconnaissent un tel état de choses ; ils en tirent l’austère avantage de se résigner et de ne pas se révolter inutilement contre la nature. D’autres, qu’on pourrait nommer par contraste les épicuriens de la contemplation, y trouvent la source d’une certaine joie et l’occasion d’un divertissement supérieur de l’esprit. Ils s’intéressent au train du monde comme à un spectacle ; ils n’y sont pas acteurs pour leur propre compte ; on dirait que la grande pièce se joue pour eux seuls, ils applaudissent ou sifflent aux bons endroits. Ce sont des dilettantes. D’ailleurs la comédie n’est pas seulement dans les choses qui, malgré toute la bonne volonté ou la bonne humeur qu’on veut y mettre, ne sont pas toujours gaies ; elle est aussi dans les idées. Dans le genre du comique supérieur, rien ne vaut le désarroi perpétuel des doctrines, la grande mystification des zélés et des convaincus, cette ironie suprême qui se joue des philosophies et des religions, les brisant les unes par les autres et rejetant leurs débris