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qu’on en appelait contre ses aberrations ou ses écarts. On invoquait la discussion contre les dissidens ; on concevait le fier espoir de les réduire à force de bonne foi, de libéralisme pratique, de raisonnemens, et, grâce à des formules plus larges, plus compréhensives, ou de méthodes plus précises, d’arriver à un accord général sur les principes essentiels d’où il semblait que la vie humaine et l’ordre social dussent dépendre. Et cet accord espéré devait être le signe du progrès accompli, le principe des progrès futurs, une base d’élan pour le triomphe universel et définitif de la raison. L’ensemble de ces dogmes, dieu, justice, liberté, vie future, s’appelait le spiritualisme. Ce spiritualisme ne datait pas d’hier ; la prétention et l’orgueil de l’école était d’en retrouver les titres à tous les âges de l’humanité ; on en recueillait la substance éparse dans les anciennes doctrines ; on interrogeait l’écho des vieux sanctuaires ; on reconstituait pièces par pièces ce platonisme éternel qui était l’inspiration de toutes les nobles philosophies, comme elle était l’âme de toutes les religions. Par l’histoire, on conquérait le passé à ces idées, et, d’avance, par des affirmations hardies, on disposait de l’avenir pour elles.

Beaux rêves ! À l’heure qu’il est, à ne considérer que les apparences, les rôles sont renversés : ces doctrines, auxquelles tant d’espoirs étaient attachés, ne figurent plus, dans le monde intellectuel et scientifique, qu’à l’état de minorité, tandis que le grand nombre, ou du moins le bruit et la faveur publique, ont passé de l’autre côté de l’opinion. Les mêmes symptômes signalés par Jouffroy reparaissent de toutes parts aujourd’hui et trahissent, dans la région de la philosophie, une situation analogue à celle qu’il retraçait alors dans la région de la foi. À peine serait-il besoin de changer quelques mots pour appliquer le même diagnostic à la ruine des dogmes philosophiques, que l’on juge inévitable et prochaine.

S’il est, en effet, un caractère saillant du monde intellectuel à l’heure où nous vivons, c’est l’absence de tout dogmatisme, plus encore, la haine de tout dogme, la guerre déclarée, au nom de l’expérience positive, à toute affirmation, quelle qu’elle soit, qui dépasse la sphère de la certitude sensible, vérifiée et contrôlée. Ce n’est pas là, d’ailleurs, un trait propre à la France. Le même spectacle s’offre à nous dans un pays voisin, où s’est opéré, depuis une vingtaine d’années, un travail analogue à celui auquel nous assistons, sous l’influence combinée de Stuart Mill, de Darwin, d’Herbert Spencer, ces grands agitateurs de la pensée moderne. Là aussi, comme en France, à la suite d’un mouvement scientifique et philosophique d’une portée considérable, le même