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son caractère ; mais encore faut-il voir tout ce que ce mot de vérité enveloppe.

Sapho est une étude plus minutieuse et pénétrante que toute autre, d'un de ces « faux ménages » parisiens, que M. Pailleron a passés en revue naguère avec un esprit si vif et caracolant. Appliqué à connaître ce cas, M. Alphonse Daudet, qui a de patiens et Ans yeux de myope, en a tout vu et tout compris. Mais la parfaite intelligence, chez qui regarde notre pauvre espèce, ne va pas sans la profonde pitié. C’est pourquoi ce livre, exempt de toute sensiblerie badaude ou mensongère, est humain dans la double et doublement belle acception de ce mot : il est véridique et charitable. Il expose une des aventures principales de la vie d’une fille galante, la principale de la vie d’un homme faible ; il n’est ni trompeur ni dupe ; il n’a ni exaltation d’avocat ni faiblesse de complice; encore moins a-t-il la cruauté d’un réquisitoire : et pourtant il n’est pas impassible. Il n’est coupable d’aucune faiblesse, d’aucune trahison envers la morale ni la société ; il ne met pas non plus un zèle barbare à leur service : il est sincère tout uniment; ayant toute justesse, il a toute justice ; œuvre de bonne foi, — oui, vraiment bonne ! — voilà Sapho; œuvre de clairvoyance, œuvre d'équité, qui ne fut pas seulement construite par l’habileté d’un artiste, mais imprégnée, animée par la sympathie d’un poète. Quel sentiment plus contagieux pour le lecteur que cette tendresse nécessaire, perpétuelle, toujours impartiale et discrète de l’auteur pour ses héros ; quel sentiment plus rare dans tous les temps et surtout dans le nôtre ? Il parfume ce roman comme un baume de longue vie, qui le fera durer, frais et frémissant, à travers les siècles.

Fanny Legrand, dite Sapho, n’est pas mauvaise ni méchante, mais indolente et pervertie, née d’un sol empoisonné, grandie dans un air pernicieux. Elle a toujours aimé la beauté, le talent ; elle les a mal aimés, n’étant réglée par aucune morale ; c’est l’honnêteté aujourd'hui, autant que la beauté, qu'elle aime dans la personne de Jean Gaussin ; elle l’aime encore mal ; et, cette fois encore, c’est par ce qu'elle a de plus noble en elle, par son effort toujours déçu vers ce qui vaut mieux qu'elle-même, que Fanny Legrand, dite Sapho, est condamnée à souffrir, Jean Gaussin, de son côté, n’est pas lié à elle seulement par l’ignominieuse lâcheté des sens, mais par cet amour spécial que l’honnête homme peut donner à une courtisane, qui n’est fait que pour une part de la vile jalousie du passé, — pour tout le reste, de pitié devant la vie entière de cette créature, d’équité devant sa bonne volonté présente, d’effroi devant ce long avenir qui commencera pour elle à l’heure même de l’abandon. Cette commisération est avouable ; et c’est par elle, plus que par son vice, que Gaussin, lui aussi, doit pâtir. Voilà ce que ne savent pas voir ou ne veulent pas voir