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et Célimène, s’ils étaient harcelés par les événemens et serrés dans l'engrenage de quelque machine théâtrale?

Voilà comme il faut le prendre, et non pas, par un excès contraire à celui des gens de mauvaise volonté, crier avec une poignée de fanatiques, hurleurs de je ne sais quel évangile, que Sapho est un chef-d'œuvre, et le chef-d'œuvre d’un art nouveau. Ces maladroits en leur jargon, proclament que jamais « un si large morceau d’humanité » ne fut porté sur les planches, et qu'une dramaturgie s’y révèle, qui est manifestement celle de l’avenir. Ce que fut le Cid pour la première grande époque, et Henri III et sa Cour ou Hernani pour l’âge moyen du théâtre français, Sapho le serait pour une ère moderne. Il ne me paraît pas que Sapho soit une si grande merveille, ni si révolutionnaire. C’est plutôt, et fort heureusement, une pièce construite avec plus ou moins d’habileté selon la vieille manière, qui, en ce qu'elle a d’essentiel, demeure la seule bonne, la seule, à travers les temps, qui doive rester efficacement classique. Des sentimens qui suivent leur cours naturel, qui n’ont que leur pente propre et leurs ressauts nécessaires, depuis le point où ils méritent un nom jusqu'au point où ils se perdent; la crise de deux âmes abandonnées à leur progrès, sans artifice étranger qui les détourne et les presse, voilà, si je ne me trompe, la matière de l’ouvrage et sa forme : quelle autre espèce de forme serait plus convenable à cette matière ? Et quelle autre qualité de matière pouvait se tirer du roman de M. Daudet ? Aucune, Dieu merci !

Ah ! ce roman I Le voilà, le chef-d'œuvre ! Et pourquoi, je vous prie, a-t-il une place à part dans la littérature contemporaine, pourquoi gardera-t-il la faveur des hommes et retiendra-t-il, comme il nous retient, quiconque l’approchera sans préjugés, alors que des ouvrages écrits peut-être avec autant d’art, et qui présentent des héros plus agréables et plus nobles, auront péri ? Par quel attachement s’est-il assuré de nous, par quelle « vertu singulière et presque magnétique ? » Aussi bien, c’est le charme subtil d’un autre chef-d'œuvre, Adolphe, de Benjamin Constant, que Gustave Planche essayait de définir ainsi. Adolphe, comme Sapho, est l’histoire de deux amans qui ne peuvent être heureux ni l’un sans l’autre ni ensemble, et le drame de Sapho, c’est le drame d’Adolphe, répandu de la tête et du cœur dans toutes les veines et jusque dans ces derniers filets nerveux qui sont les organes les plus secrets des sens. Sapho, comme Adolphe, est un récit tout « simple et d’une moralité douloureuse, » et qui « donne lieu à une sorte d’examen de conscience... Les applications et les souvenirs abondent; » plus d’un d’entre nous « est tenté d’y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.» « Je doute qu'il y ait dans notre langue trois poèmes aussi vrais que celui-là, » disait, pour conclure, le critique d’Adolphe : hé ! que dirait-il de celui-ci? La vérité de ce roman, voilà