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Pendant longtemps pourtant il a eu du mal à décider ses fonctionnaires à émigrer à La Plata. L’habitant de Buenos-Ayres a pour sa ville une affection passionnée et tire de sa résidence une certaine vanité. Les hommes, passe encore! ils se seraient, en général, résignés à changer de pénates, mettant en balance d’un côté les avantages qu'on leur faisait, de l’autre les mesures coercitives par lesquelles on les obligeait à une rigoureuse assiduité et l’ennui de passer en chemin de fer quatre heures par jour; mais leurs femmes et leurs filles étaient plus récalcitrantes. Ç’a été un triomphe quand on a vu quelques fraîches toilettes égayer l’aspect masculin et effaré de la population : « c’est seulement à présent, disait un observateur, que je commence à croire que La Plata est fondée. » Il y a une chose certaine : de même que la première hirondelle annonce le retour du printemps, la première femme élégante qui a débarqué à La Plata avec tout son attirail de malles et de colis a marqué pour la ville le début d’une phase nouvelle. C’était une façon très exacte et fort attrayante d’avoir la mesure des progrès qu'elle réalisait que de comparer, à de courts intervalles, l’animation que présentaient les bals officiels. Nous avons ici affaire à un peuple éminemment sociable, chez qui toutes les manifestations de la vie mondaine se modèlent avec empressement sur les vicissitudes et les succès de la vie de lutte. Tant que les habits noirs et la politique y dominèrent, la ville fut un campement le jour, la nuit un tombeau. Dès qu'il devint nécessaire d’agrandir les salons trop exigus du château renaissance qu'on appelle le Chalet, à cause de la légèreté des matériaux dont il est construit, de le flanquer de deux vastes pavillons auxquels il est relié par des serres, d’emménager et d’illuminer par des fêtes de nuit la partie du parc réservée au jardin particulier du gouverneur dès que les accords d’un orchestre invisible, le frôlement des robes à traîne, l’éclat de blanches épaules, égayèrent ce coin d’estancia, tout imprégné, quelques mois auparavant, à la nuit tombante, de rébarbative solitude, il n’y eut plus à douter, sans avoir été y voir, que des quartiers entiers s’étaient levés de terre. La Plata a changé depuis lors à vue d'œil. La bâtisse officielle, prudemment ralentie, a permis à la construction privée de prendre tout son essor. Lorsque, du haut d’un monument élevé, on embrasse l’ensemble de la jeune capitale, on sent qu'elle est à point pour devenir véritablement, au jour prochain de l’inauguration du port, une grande, très grande ville.

En attendant, à part les affaires de bâtiment, qui sont très actives, le commerce y est rudimentaire et la population volante encore considérable. L’animation se concentre autour de la gare, laquelle est,