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à cheval que jusqu’à la sangle dans une glaise fétide. Sans guide, on risquait de n’en pas sortir.

Un port aussi déshérité de communications terrestres devait tomber à l’état de pur souvenir historique durant la guerre de l’indépendance et la période agitée qui la suivit ; mais une tradition persistante empêchait de perdre de vue les services qu’il rendrait un jour. Vers 1826, un président intrépide, don Bernardine Rivadavia, faillit y commencer des travaux. C’était un esprit éminent qui a mis en circulation, sinon en train, presque toutes les idées décisives pour la grandeur de son pays. Il ne lui manqua, pour devenir un vrai grand homme, que d’être un peu moins en avant de sa génération et de son milieu. Il fut renversé après un an de gouvernement. Les hautes visées des politiques de son groupe et de son école étaient fort au-dessus du niveau intellectuel du parti fédéral, qui lui succéda au pouvoir et y maintint pendant vingt-cinq ans une dictature brutale et fantasque. Il faut en arriver aux présidences du général Mitre et de M. Sarmiento pour voir remettre sur le tapis les grandes questions de travaux publics. C’est sous l’administration de ce dernier, en 1870, qu’un des plus infatigables représentans, dans l’Amérique du Sud, des tendances et de l’énergie de la race anglo-saxonne en ces matières, M. Wheelwright, obtint la concession du chemin de fer et du port de la Enseñada.

Voici les traits essentiels du projet de M. Wheelwright : il draguait la barre de l’arroyo Santiago, en garnissait les bords de quais de déchargement et reliait le port ainsi obtenu avec Buenos-Ayres par un chemin de fer de 56 kilomètres, destiné dans sa pensée à accaparer le transit de tout le commerce de la république avec les pays d’outre-mer. Le plan était judicieux, bien qu’étriqué. La difficulté d’établir dans des terrains submersibles les docks et les entrepôts nécessaires pour emmagasiner les denrées avait été éliminée. On avait implicitement admis qu’une gare maritime suffirait à tout le service du port. C’était là une hypothèse tout à fait en désaccord avec les statistiques du tonnage journalier, même en 1870. La disposition du bassin entre quais était gênante. Resserré dans une rivière étroite, il affectait la forme d’un corridor. Toutefois une solution presque identique a été adoptée à Buenos-Ayres même, au port du Riachuelo, pour des navires calant jusqu’à 15 pieds, et il faut convenir que les travaux exécutés suivant ces données réalisent un immense progrès sur les conditions antérieures et sur le prix du chargement et du déchargement des marchandises.

En tout cas, il n’y eut dans tout cela d’exécuté qu’une chose, le chemin de fer de la Enseñada. Des difficultés financières, la sourde hostilité de Buenos-Ayres, qui voyait de mauvais œil ce déplacement