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simplement, dans une république en mal de croissance, un instructif et dramatique caractère d’intensité. Il n’est pas inopportun d’expliquer premièrement, car, à distance, la chose pourrait ne point paraître absolument naturelle, comment la province de Buenos-Ayres se trouvait obligée de résoudre le problème de la création d'une capitale, et dépossédée de la ville dont précisément elle porte le nom.


I.

C'est en 1880 qu'elle lui fut prise, et c’est là un événement qui, de quelque façon qu'on l’envisage, marque une date considérable dans l’histoire de la république argentine. Ce fut le dénoûment d'un long antagonisme, tantôt latent, tantôt déclaré, d’un côté entre la ville et la province de Buenos-Ayres, ardentes au progrès, ouvertes aux idées, aux hommes, aux inventions des pays les plus avancés, et de l’autre, le bloc compact de provinces intérieures, fort supérieures en étendue, mais sensiblement plus dépourvues d'élémens décisifs d’influence et de prospérité. Cette incompatibilité d'humeur avait déjà produit une scission. En 1852, Buenos-Ayres s'était déclaré indépendant, et avait goûté pendant une dizaine d'années de l’autonomie absolue. Cette expérience avait prouvé deux choses qui n’étaient pas faites pour rabattre l’opinion que se formaient ses fils de leurs droits à la suprématie. D’abord les forces du reste de la république avaient été impuissantes à réduire la province chef : elle rentra dans le giron de la famille argentine de son plein gré, triomphalement, après une bataille gagnée, et imposa les conditions, du reste, empreintes d’une patriotique générosité, auxquelles elle entendait être réintégrée dans la confédération. La seconde vérité que la sécession avait mise en évidence, c’est que, sans parler de la douane et du commerce d’outre-mer, dont Buenos-Ayres tenait la clé, l’activité des échanges et l’accroissement de richesse dus à l’esprit industrieux de ses habitans fournissaient à la nation le plus clair de ses revenus. De là à penser et à dire que c’était pure largesse de laisser profiter de cette aubaine le groupe besogneux de ses sœurs, qui, réduites à la portion congrue, avaient fait piètre figure, il n’y avait vraiment qu'un pas. « Buenos-Ayres est la vache à lait de la république: » cette formule, qui revenait à tout bout de champ dans les conversations des porteños sur la politique générale, laisse deviner de quel air de protection le sacrifice était consenti.

Ces querelles de gros sous n’étaient, du reste, que le petit côté de la question. Si la richesse peut être une condition de supériorité pour un état, c’est qu'elle est d’ordinaire la conséquence et la manifestation