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notre attitude vis-à-vis du sultan comme une pierre de touche pour les assurances qu’il avait rapportées de Paris, il se plaisait à croire que nous ne négligerions aucun effort pour déterminer la cession de la Crète à la Grèce. Il rappelait aussi, pour nous donner à réfléchir, qu’il avait été, dès son entrée aux affaires, le promoteur, l’instigateur de l’alliance si confiante qui avait uni les deux empereurs jusqu’aux événemens de Pologne. Ses goûts politiques, disait-il, n’avaient pas varié et son voyage en France n’avait pu que les fortifier. Toutefois, il ne se dissimulait pas que la tendance seule d’un rapprochement de la France et de la Russie avait déjà causé des ombrages, éveillé des susceptibilités, et que des influences jalouses chercheraient vraisemblablement à troubler l’accord qu’il avait su amener péniblement par l’entrevue des deux empereurs. « Il serait donc à désirer, ajoutait-il, pour nous stimuler, qu’il ne puisse rester dans l’âme de l’un et de l’autre des souverains aucun doute sur le désir de traduire en faits les paroles amicales qu’ils ont échangées. »

M. de Moustier s’étonnait à bon droit des défiances que la présence du sultan en France et les honneurs qu’on lui témoignait inspiraient à la cour de Russie. Il avait pensé qu’à Pétersbourg on serait frappé comme à Paris du progrès que révélait dans le monde oriental un acte aussi considérable et aussi nouveau que le voyage en Europe du chef de l’islamisme. « Je n’y ai rien vu quant à moi, disait-il au baron de Budberg, qu’une occasion inespérée de faire prévaloir avec plus d’autorité et de succès les pensées de rénovation qui sont le but de notre commune politique. »

Le prince Gortchakof avait du goût pour M. de Moustier, il appréciait la distinction de ses manières, sa nature loyale, son esprit net et rapide : il passa du doute à la confiance. « Les Turcs, disait-il, entièrement tranquillisé, s’étaient bercés d’espérances, ils ont dû en rabattre en face de notre entente résolue et persistante. Vous leur avez tenu un langage excellent ; ils ont dû se convaincre que la Russie ne veut ni la destruction de leur empire, ni aucun agrandissement de territoire. j’espère qu’ils secoueront leur torpeur, qu’ils reconnaîtront que le moment de passer à l’action est venu et que nos efforts pour calmer et retenir les populations chrétiennes seraient insuffisans si nous n’arrivions pas à leur offrir la cession de la Crète comme un gage de l’intérêt que l’Europe porte à ses coreligionnaires d’Orient. »

Le vice-chancelier nous avait promis de faire entendre les conseils de la sagesse à Berlin en échange du concours que nous lui prêtions sur le Bosphore. M. de Moustier lui rappela que si la Russie était préoccupée de l’Orient, la France ne l’était pas moins de l’Occident et que s’il existait une question de Crète, les conquêtes