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il comprenait les regrets de ses nouveaux sujets, il adoucissait leurs amertumes par son aménité. Mais ses conseillers et sa bureaucratie n’avaient pas, sur les devoirs des gouvernemens envers les populations conquises, les sentimens qu'en France on professait déjà au XVIe et au XVIIe siècles. « La manière d’entretenir et retenir pays nouvellement conquestés, disait Rabelais dans un naïf et touchant langage, n’est comme a esté l’opinion erronée de certains esprits tyranniques à leur dam et déshonneur, les peuples pillant, forçant, tourmentant, ruinant, mal vexant et régissant avec verge de fer... Comme enfant nouvellement né, les fault allaicter, bercer, esjouir, les choyer, espargner, restaurer. Ce sont les philtres, les charmes, les attraicts d’amour moyennant lesquels, pacifiquement, l’on retient ce que l’on a péniblement conquesté[1]. »

Le comte de Bismarck se souciait peu de la philosophie de Rabelais, des préceptes de La Bruyère, de Bossuet et de Montesquieu. La générosité manquait à ce merveilleux esprit. Il ne voyait que le but : l’unification et la germanisation; il n’admettait pas les résistances, il réclamait les soumissions aveugles, immédiates; il poursuivait l’assimilation des provinces conquises par les voies rapides. Il invoque aujourd'hui des exigences gouvernementales[2] pour recourir aux mesures d’un autre âge, il procède systématiquement à de véritables exodes, sans s’arrêter aux plaintes de ceux qu'il arrache à leur sol natal :


Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva.


L'Europe, jadis si prompte à s’émouvoir, assiste à ces exécutions sommaires, attristée, silencieuse. Les gouvernemens évitent de protester et les parlemens restent muets; mais l’histoire manquerait à ses devoirs si elle bornait sa tâche à la glorification du succès. Elle ne saurait sanctionner des théories gouvernementales incompatibles avec l’esprit et les mœurs des temps modernes.

Si le comte de Bismarck restait insensible aux plaintes que ses mesures soulevaient au nord, il ne compatissait pas davantage aux

  1. Voir le remarquable ouvrage de M. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution française, livre Ier, les Mœurs politiques.
  2. Le prince de Bismarck est assez sûr de sa puissance et de sa volonté pour annoncer longtemps à l’avance à qui veut l’entendre les projets qu'il médite et qu'à un jour donné il mettra à exécution. Il disait, il y a quelques années déjà, qu'aussitôt sorti du Culturkampf, il procéderait dans les nouvelles provinces à l’expulsion violente des élémens étrangers, qui, par leur présence, entretiennent les regrets du passé et retardent l’assimilation. Le chancelier ne se préoccupe pas des représailles; il reconnaît à tout état le droit de dénoncer l’hospitalité à ceux qui lui portent ombrage; il trouve que les Allemands qui vivent à l’étranger sans remplir leurs devoirs envers la mère patrie ne sont pas digues de la sollicitude de leur gouvernement.