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bien les fonctionnaires, qui désormais seront tous intègres, et le pays refleurira : partout coulera le lait et le miel. Quelle étrange illusion ! L’Espagne et l’Italie ont vendu les biens ecclésiastiques : l’opération a duré des années ; elle n’a pas préservé la première du déficit chronique et ce n’est pas à elle que la seconde doit le pareggio, l’équilibre du budget. Et qui donc achèterait ici tous ces biens, au loin, au fond de provinces que le brigandage rend inhabitables, alors que la terre reste en friche aux portes de la capitale et que se dépeuple peu à peu la plus belle région de l’empire, aux abords de la mer de Marmara et de la mer Egée ? M. de Blowitz suit la route qui conduit vers la forêt de Belligrade : « c’est à peine, dit-il, si les derniers échos de Constantinople viennent de s’éteindre, et l’on avance désormais, kilomètre par kilomètre, pendant des heures, dans une solitude nue, sans ombre, sans maison, sans chaumière, sans arbre, ni fleur, ni fruit. Un désert immense, renfermant des centaines de mille hectares déterre inculte, sauvage, abandonnée des hommes et presque de Dieu, c’est invraisemblable ! » M. Albert Dumont visite les environs de Rodosto, beau port sur la mer de Marmara et il écrit ici-même (15 juillet 4871) : « Le pays que nous traversons est désert, ce sont d’immenses plaines. La terre est grasse et fertile, mais on ne la cultive pas. De tous les côtés, les villages abandonnés indiquent une ancienne prospérité ; les habitans sont partis, les ronces ont tout envahi. Beaucoup de ces villages étaient encore peuplés, il y a un demi-siècle, d’autres sont déserts depuis longtemps ; le cimetière seul est resté intact. » Sans l’obstination au travail du paysan bulgare, qui a continué à labourer malgré toutes les avanies et tous les pillages, le reste de la Turquie d’Europe serait semblable à cette région-ci principalement habitée par les Grecs. Qui donc voudrait acheter des biens d’église dans un pays que la population abandonne et où la vie est sans cesse en péril ?

On a d’ailleurs essayé de vendre des vakoufs. Favoris et ministres les ont achetés au cinquième, au dixième de leur valeur, c’est-à-dire pour rien. On a prélevé sur le trésor de Sainte-Sophie 12 millions de piastres pour commencer un chemin de fer à Trébizonde : rien n’a été fait, et Sainte-Sophie se lézarde. Les vakoufs sont la seule partie de la richesse consacrée à des œuvres d’utilité générale. Supprimez-les, vous hâtez la décadence. La vente faite, on leur donnera, dit-on, un revenu égal ; mais le prix de vente n’arriverait jamais au trésor, ni les revenus aux mosquées, aux écoles, aux fontaines ; il s’égarerait dans les poches sans fond des intermédiaires.

Il y a une objection d’un ordre supérieur et qui touche au fond même du problème. En vendant les vakoufs, le sultan chef des croyans achèverait de tuer le sentiment religieux, déjà si ébranlé.