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gare, se promènent des soldats, qui offrent l’image du dénûment le plus complet ; leurs uniformes sont déchirés, tachés, arrachés et si couverts de poussière et de graisse que le bleu en est devenu gris ou noir ; les pantalons sont effilochés en bas, crevés aux genoux et dans les fonds, laissant passer la chemise ; beaucoup ont les pieds nus, d’autres portent des opankas. Les officiers seuls ont des souliers ; mais leur uniforme est presque aussi délabré. En ce temps de militarisme, l’armée n’est nulle part négligée, pas même dans certains pays où les paysans meurent de faim. Que la misère doit donc être terrible ici ! Le sultan, qui se rend chaque vendredi, à la mosquée, protégé par deux files de soldats d’élite bien vêtus, ne se doute pas, probablement, dans quel pitoyable état sont ses vaillantes troupes.

Près de Sparta-Koulé, j’aperçois au loin la mer de Marmara. Thalassa ! thalassa ! Après avoir eu pendant si longtemps sous les yeux des plaines jaunâtres et désolées, quelle joie de voir ces flots d’un bleu intense, parsemés dévoiles blanches ! l’élément liquide, échappant à l’occupation de l’homme, ne peut être privé de sa beauté naturelle par les mauvais gouvernemens. Au fond d’une anse, bordée de roseaux, chose rare dans l’eau salée, un village riant, des toits en tuiles rouges, une mosquée fraîchement peinte et quelques arbres forment un assemblage de couleurs vives qui charment le regard. Depuis la Bosnie je n’ai pas vu un bel arbre ! À Kutchuk-Thekmedgé, voici bien l’Orient : une maison turque, avec ses balcons à grillages de bois, ombragée par d’énormes platanes où se bercent au soleil couchant des familles de cigognes.

Je m’arrête à San-Stefano, où m’attend, au sein d’une famille amie, la plus gracieuse hospitalité : par le train je pourrai en une heure me rendre chaque jour à Constantinople. San-Stefano n’a rien qui rappelle la Turquie. On se croirait dans un village du golfe de Naples. Les maisons blanches qui longent la mer sont habitées par des pêcheurs grecs et par des étrangers. Je suis logé dans une charmante villa qui appartient à l’ambassadeur de Perse. Les cerisiers chargés de fruits et les grenadiers en fleurs ombragent mes fenêtres. Le fond de la salle à manger est fermé par un balcon vitré : on voit, sur la mer azurée, passer tous les navires qui cinglent vers la Corne d’or ou qui en reviennent, et dans le fond, les profils bleuâtres des montagnes de l’Asie. En présence de ce tableau enchanteur on comprend la jouissance du kef oriental. On vient prendre ici des bains de mer dans une eau tiède, si limpide que, quand on y plonge à deux mètres de profondeur, on distingue les nuances charmantes des coquilles et des algues qui tapissent le fond. À droite j’aperçois la maison où a été signé le fameux traité de San-Stefano : c’est un palazzo italien, avec un