Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À la sortie d’Ichtiman s’ouvre une grande prairie verte bordée de saules, avec quelques bouquets de beaux chênes. C’est le terrain communal, qu’on trouve partout autour des villes dans la péninsule balkanique. Il sert de pâturage aux attelages et aux troupeaux en voyage. Bientôt nous recommençons à gravir un nouveau contrefort de collines qui nous sépare du bassin de la Maritza. Elles sont revêtues de taillis de chênes et de hêtres, mais sans grands arbres et surtout sans un seul résineux. La route est excellente et bien mieux entretenue que dans la principauté que nous venons de quitter ; au sommet, nous trouvons les substructions d’un arc de triomphe romain, la Porta Trajana, qui était encore debout en 183.5. Chosrev-pacha, un nom que les antiquaires ne béniront pas, l’a fait démolir. Sur un fragment de marbre je discerne quelques lettres d’une inscription latine peu lisible. Nous nous arrêtons pour prendre du lait dans un loghouse, dont le soubassement est construit avec les fragmens de la porte romaine. L’endroit s’appelle Kapujuk ; ce qui, en turc, signifie petite porte, Kapu avec le diminutif ; c’est maintenant un poste de gendarmes rouméliotes. Le sergent nous parle des horreurs commises par les Bachi-Bouzouks dans la dernière guerre. — « Dans toute cette région, le sang a coulé à flots, dit-il ; mais au moins, au prix de tant de maux, nous sommes affranchis maintenant des Ottomans. Pourvu qu’ils ne reviennent pas ! Hélas ! nous sommes toujours menacés, car ils ont le droit de réoccuper les Balkans. » j’ai retrouvé partout ici un pénible sentiment d’insécurité produit par ce détestable article du traité de Berlin qui ne peut engendrer que des conflits ; car si les Turcs voulaient en profiter pour rentrer en Roumélie, toutes les populations bulgares de la péninsule se soulèveraient contre eux.

Partis d’Ichtiman à deux heures, nous arrivons vers six heures dans un gros village, Vetren, situé à la sortie des montagnes ; il est composé presque uniquement de maisons de paysans, en bois ou en pisé ; elles sont grandes et entourées d’étables et de granges ; le toit de tuiles est un signe de grande aisance ici. De pittoresques costumes donnent aux aspects habituels de la vie champêtre un charme particulier. Dans la poussière dorée par le soleil couchant, le berger communal ramène les moutons. Les cultivateurs reviennent avec leurs buffles, traînant sur une claie la lourde et informe charrue de bois. Les femmes, avec leurs robes aux couleurs éclatantes, sont réunies autour de la fontaine surmontée de la dalle habituelle en marbre blanc avec inscription du Koran.

Nous pénétrons dans la cour d’une petite ferme ; elle est admirablement placée au bord d’un ravin à pic, où les fougères plaquent leurs frondes vert pâle sur les rochers d’ocre rouge. Elle est entourée d’une clôture en clayonnage, afin que le bétail puisse y