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Est-ce à dire que le conflit, aujourd’hui ajourné, éclatera fatalement plus tard ? Si l’on ne considérait que l’intérêt bien entendu des deux états, nous dirions non ; car, dans quinze ou vingt ans, comme à l’heure actuelle, les risques d’un conflit l’emporteront, pour tous les deux, sur les avantages d’une victoire. De ce que des états ont tout profit à demeurer en paix, il ne s’ensuit pas, hélas ! nous le savons par expérience, qu’ils ne recourront pas aux armes. Il faut compter en pareil cas, avec les préjugés, avec les passions, avec les entraînemens nationaux, non moins fréquens et plus irréfléchis encore que les entraînemens de cabinets. Autocratique ou représentatif, quel que soit son régime gouvernemental, demander à un peuple ou à un état d’agir toujours conformément à ses vrais intérêts, ce serait montrer une exigence singulière.

Les mots ont toujours eu une prise facile sur l’imagination de cette reine évaporée, partout plus ou moins souveraine aujourd’hui, qu’on appelle l’opinion publique. Pour faire couler des torrens de sang, il suffit le plus souvent d’une banalité aussi creuse que sonore. L’écho politique répète ainsi, d’un continent à l’autre, que là Russie et l’Angleterre se disputent la domination de l’Asie. À force de l’entendre dire, les deux pays finiront peut-être par se le persuader. En réalité, c’est là une conception enfantine ou surannée, une réminiscence des temps classiques pour lesquels l’Asie finissait au Pamir et à l’Indus. L’Asie moderne est trop vaste, elle est trop complexe, trop découpée par les mers et les déserts, pour obéir à un seul maître ; son sort, en tout cas, ne se déciderait pas aujourd’hui, comme au temps des anciens Perses, sur les plateaux de l’Iran. Si jamais l’Asie appartient à un dominateur unique, la Russie et l’Angleterre ne seraient pas seules à s’en disputer l’empire. Elles risqueraient de rencontrer au moins un concurrent, la Chine, qui sera peut-être, avant un demi-siècle, une des grandes puissances du globe. Mais, pas plus pour l’Asie que pour l’Europe, elle aussi menacée par certains prophètes de la conquête moscovite, l’ère d’une domination unique n’est proche. La plus vieille et la plus vaste des cinq parties du monde est en attendant assez grande pour que Russes et Anglais puissent y tenir ensemble, et d’autres encore à côté d’eux.

L’Inde, ou mieux l’Indoustan, la mystique fleur de lotus des brahmanes, est à elle seule un monde dont, en dépit des invasions musulmanes, le sort ne dépend pas nécessairement de la possession des arides collines de l’Afghanistan. Autant vaudrait dire que l’Italie ne saurait avoir de sécurité que dans la possession de la Suisse et du Tyrol. L’Inde a, dans sa ceinture de montagnes, une magnifique frontière qu’il est aisé à la science moderne de rendre inexpugnable. Du côté du nord-ouest, le seul exposé aux invasions, elle a pour rempart les monts Solimans, dont les ingénieurs britanniques