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avait neutralisé la Mer-Noire elle-même ; si la convention de Londres a, en 1871, abrogé la neutralité de la Mer-Noire, elle a maintenu les anciennes conventions pour les détroits qui y donnent accès. Ce n’est pas assurément pour servir la Russie que la clôture des détroits a été érigée en principe européen ; mais, comme il arrive souvent en politique, les événemens devaient démontrer aux Russes qu’ils n’étaient pas les moins intéressés au respect des stipulations suggérées à la diplomatie par ses défiances contre leur gouvernement. c’est encore là une application du Sic vos non vobis, dont l’histoire fournit tant d’exemples.

A-t-elle jamais conçu des doutes sur ses obligations, la Porte a bien vite compris qu’il était de son intérêt, comme de son devoir, d’observer scrupuleusement les stipulations de Paris et de Berlin, sans s’arroger la périlleuse faculté de tenir à volonté les détroits ouverts ou fermés. Les ambassadeurs d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, de France même, n’ont pas négligé de rappeler au sultan et à ses ministres que la Turquie était tenue d’assurer, vis-à-vis de tous, la neutralité des Dardanelles, aussi bien que celle du Bosphore ; et cette attitude des puissances n’avait, de notre part du moins, rien d’hostile à la Grande-Bretagne. Quant au chancelier de l’empire allemand, quelques visées qu’on soit d’ailleurs tenté de lui prêter, on ne saurait nier qu’en donnant à M. de Radowitz l’ordre d’agir dans ce sens auprès d’Abd-ul-Hamid, M. de Bismarck n’ait réellement servi la cause de la paix, dont il aime à se donner comme le défenseur attitré.

Les traités ont beau lui fermer l’entrée de la Mer-Noire, l’Angleterre restait, il est vrai, maîtresse de passer par-dessus les traités. L’amirauté pouvait forcer le passage que la Turquie, d’accord avec l’Europe, prétendait lui interdire. La guerre eût éclaté et elle eût duré, que le cabinet britannique eût pu recourir à cette mesure extrême. En face de certaines éventualités, les clauses les plus claires des actes les plus solennels pèsent peu. Le droit des gens est encore de mince autorité devant la raison d’état. La polémique anglo-russe nous a déjà donné un avant-goût de la facilité avec laquelle les états prétendus civilisés s’affranchissent, en cas de besoin, des engagemens les plus formels. Nous avons entendu, sans même que l’Europe s’en montrât surprise ni scandalisée, la presse russe, et aussi la presse anglaise, pousser simultanément au rétablissement de la course, en dépit de la signature apposée au bas du traité de Paris par les plénipotentiaires du tsar et de la reine Victoria. c’est ce que, par un euphémisme diplomatique, on appelle dénoncer un traité.

Pour ce qui concerne les détroits, c’eût été, en vérité, un singulier spectacle que de voir l’Angleterre faire violence à la Porte, et