Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa domination, et qu’aucun succès militaire ne lui saurait rendre les provinces qu’elle a perdues. Par cela seul, toute guerre est devenue, pour la Porte, une partie inégale où, les chances de gain étant pour ses adversaires, elle n’a guère que des chances de perte. Le sultan lui-même semble le comprendre : de là sa réserve en face de la révolte de la Roumélie orientale.

Pour affronter un conflit avec la Russie, il eût fallu que la Turquie fût, comme au milieu du siècle, assurée de la bonne volonté des puissances continentales : de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie. Or, la Porte ne se sentait sûre ni de Berlin, ni de Vienne, ni de Rome. Si, de tous côtés, on lui donnait des assurances d’intérêt, voire des conseils pacifiques, la Turquie n’avait pas oublié que, aux bords de la Sprée, habitait un courtier politique, qui avait déjà conclu de savans marchés à ses dépens. Elle n’ignorait pas que grands et petits surveillaient sa succession, et, qu’en cas de guerre, elle pourrait voir tel de ses voisins marcher inopinément sur Salonique, et tel autre débarquer à Tripoli.

Tout compte fait, la Porte a été bien inspirée pour elle-même, comme pour l’Europe, en repoussant les avances britanniques. L’Angleterre, la première, lui en devrait savoir gré ; car, oubliant l’axiome classique : Quieta non movere, le cabinet de Saint-James allait, en poussant la Turquie, rouvrir toute la question d’Orient et précipiter, au profit de puissances rivales, la dissolution de l’empire turc. c’eût été un singulier spectacle que de voir des mains anglaises sacrifier ce qui reste de l’empire ottoman à l’intégrité des frontières afghanes. Une alliance anglo-turque eût fort ressemblé à l’immolation de la Turquie sur l’autel des intérêts anglo-indiens.

La coopération de la Porte écartée, était-il impossible à l’Angleterre, réduite à ses propres forces, d’atteindre la Russie par la Mer-Noire ? s’il ne lui était plus permis de renouveler les stériles exploits de Sébastopol, lui était-il interdit de bombarder Odessa et Batoum, ou d’essayer de couper les lignes de communication des Russes au sud du Caucase ? À cela, il est vrai, il y a un obstacle connu de tous, la neutralité des détroits ; mais cette neutralité, sanctionnée par les traités, cette interdiction du passage aux navires de guerre, beaucoup d’Anglais affectent de croire qu’elle a été uniquement établie contre les ambitions russes. À les entendre, la Porte, a le sublime portier des détroits, » ainsi que disait Metternich, reste libre d’ouvrir le passage à qui lui plaît. d’autres, moins préoccupés du droit des gens et des conventions diplomatiques, déclarent cyniquement que, en cas de guerre avec la Russie, l’Angleterre, n’ayant pas le choix des routes et ne prenant conseil que de ses intérêts, forcerait les Dardanelles, et que les canons des cuirassés anglais, braqués sur les pavillons de marbre de Ildiz-Kiosk,