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supporter toutes les charges, ils n’étaient nullement sûrs d’en recueillir les bénéfices.

La première difficulté était de s’atteindre, et cette difficulté, qui calmait l’impatience des prudens, était une des choses qui excitaient l’ardeur belliqueuse des chauvins de Moscou et des jingoes britanniques. La Russie continentale et l’Angleterre insulaire se croyaient presque également inaccessibles à l’ennemi. Chacune, se sentant maîtresse de son élément, se flattait d’échapper aux coups de l’autre. Comment « la baleine » pouvait-elle descendre à terre, ou « l’éléphant » la joindre à la nage ? Comme le casus belli était soulevé par l’Angleterre, comme c’était elle qui se prétendait obligée d’en appeler à l’ultima ratio pour arrêter les envahissemens des Russes, c’était à elle, en réalité, de chercher où frapper la Russie. L’Asie centrale avait beau être la cause ou l’enjeu de la lutte, les Anglais ne pouvaient songer à vider le conflit dans les montagnes afghanes ou les steppes turcomanes. De ce côté, une victoire des Russes risquait d’ébranler l’empire anglo-indien, sans que les succès de l’armée anglo-indienne pussent jamais affecter assez la Russie pour la contraindre à la paix.

En Europe, les flottes anglaises pouvaient faire des démonstrations sur la Baltique, mais presque rien de plus. Les canons des cuirassés britanniques pouvaient à peine entamer l’épais épiderme du colosse russe. Cronstadt, avec ses forts blindés, mettait, mieux encore qu’au temps de la guerre de Crimée, Pétersbourg hors d’atteinte. Quant aux côtes livoniennes ou finlandaises, le bombardement de ports habités par des Allemands, des Suédois, des Lottes, des Finnois, ne saurait être très sensible aux Russes de l’intérieur. La vieille Russie slave ne touche pas la mer ; les coups portés à des provinces sujettes, pour lesquelles Moscou montre moins d’affection que de défiance, ne sont pas faits pour la réduire. Ses intérêts matériels n’en souffriraient même pas beaucoup plus que son cœur russe. Le blocus de ses côtes, déjà bloquées la moitié de l’année par les glaces, ne saurait détruire son commerce. Ses blés et ses lins trouveraient toujours des débouchés dans les ports de la Prusse orientale. Nous ne nous arrêterons pas aux projets de neutralisation de la Baltique, mis en avant par quelques Allemands ou Scandinaves. Aujourd’hui, comme en 1800, l’Angleterre se laisserait difficilement fermer le Sund.

Hors d’état de frapper la Russie au nord, la Grande-Bretagne pouvait-elle l’atteindre au sud ? On s’en était flatté à Westminster, sur les bancs des conservateurs comme sur ceux des libéraux. On avait rêvé de recommencer sur les rives de la Mer-Noire une nouvelle guerre d’Orient. Si, pour une pareille entreprise, l’armée anglaise était numériquement trop faible et trop dispersée, ne pouvait-on,