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au nord vers les plaines sablonneuses du Turkestan. Elles ne pouvaient, par suite, servir de limites entre les deux pays. L’arrangement Gortchakof-Granville devait fatalement se ressentir de cette difficulté. Il fut rédigé avec un certain vague, expliqué par l’insuffisance des cartes, par l’inexactitude des connaissances européennes sur ces régions de l’Asie, et peut-être aussi par les secrets calculs des deux parties, la Russie redoutant de trop se lier les mains pour l’avenir et le cabinet anglais craignant, par des arrangemens trop précis, de prêter le flanc aux attaques de l’opposition.

L’accord de février 1873 reconnaissait à l’Afghanistan ses frontières antérieures et spécialement la possession des « dépendances de Hérat, » mais sans définir explicitement ce qu’on entendait par ces dépendances. De ce manque de précision devaient, tôt ou tard, surgir des difficultés assez graves pour exposer les deux empires à une rupture.

Si défectueux que fût l’arrangement anglo-russe de 1873, la frontière afghane, entre le haut Oxus, à l’est, et la vallée de l’Héri-Roud, à l’ouest, n’a, durant une douzaine d’années, soulevé aucune contestation. Il en eût sans doute été longtemps de même sans la conquête de l’Akhal par Skobélef et l’entrée des Russes à Merv. À mesure qu’ils avançaient vers le sud, à mesure qu’ils annexaient les oasis des derniers Turcomans demeurés indépendans, les généraux russes et la diplomatie pétersbourgeoise se sentaient plus intéressés à définir nettement les frontières de l’état à demi barbare dont ils allaient faire le voisin immédiat de l’empereur Alexandre III. Naturellement aussi, plus ils se rapprochaient de ces régions, hier encore imparfaitement connues, et plus les Russes devaient tendre à repousser les Afghans vers le sud, au profit des tribus turcomanes, devenues sujettes ou vassales du tsar.

La tâche entreprise d’un commun accord par les deux empires rivaux était en réalité mal aisée ; elle avait, depuis des siècles, donné lieu à bien des querelles armées. Au fond, on pourrait dire qu’il ne s’agissait de rien moins que de délimiter les deux vieux ennemis légendaires, Iran et Touran, la région des plateaux ou des collines et la région des steppes qui, depuis la plus haute antiquité, dès l’âge des anciens Perses et des Scythes, ont tant de fois cherché à empiéter l’une sur l’autre. Les Russes sont de grands géographes, comme il sied à un peuple qui couvre une si notable partie de notre petit globe, et partout l’amour de la géographie fomente les ambitions coloniales. Les Russes s’entendent à merveille à tirer parti des études des voyageurs, nationaux ou étrangers. Le gouvernement impérial, dédaignant les ingrates toundras de la Sibérie, a, depuis une quinzaine d’années, réservé tous ses encouragemens aux expéditions scientifiques de l’Asie centrale et du territoire