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III.

Durant quelques années, on s’était bercé à Londres de l’espoir de maintenir, entre l’empire indien et les possessions russes, une double barrière, une zone neutre, composée de l’Afghanistan au sud et du Turkestan indépendant au nord. Les annexions incessantes des Russes démontrèrent bien vite que, s’il devait rester entre les deux empires une zone neutre, « un tampon, » cette zone ne pouvait avoir d’autre épaisseur que l’Afghanistan. Quelques Anglais, voyant le Turkestan tomber morceau par morceau aux mains des Russes, eussent voulu imiter les procédés de leurs rivaux. Au lieu de les attendre aux portes de l’Inde, ils eussent préféré marcher hardiment à leur rencontre en faisant eux-mêmes, dans l’Afghanistan, ce que les Russes faisaient dans le Turkestan. Bien des raisons politiques et militaires s’opposaient à l’adoption d’une pareille tactique. Installer la domination anglaise dans l’Afghanistan, c’était stimuler le zèle des Russes, les pousser à hâter leur marche, s’exposer peut-être à voir les cosaques devancer les Anglais à Hérat. Reporter les lignes de défense de l’Inde à Caboul et surtout à Hérat, c’était s’éloigner témérairement des vallées de l’Indoustan et de la mer, la double base d’opérations des Anglais. Puis, si divisées, si incohérentes que soient, à bien des égards, les tribus afghanes, elles ont autrement de cohésion et de force de résistance que les Uzbeks et les Turkmènes du Turkestan, pareils, dans leur éparpillement national, aux sables de leurs déserts. Les Anglais ont, depuis un demi-siècle, eu plusieurs occasions d’apprécier les difficultés de la conquête d’un pays où, selon un mot de lord Wellington, les petites armées sont anéanties et les grandes meurent de faim. Les deux dernières campagnes, menées jusqu’à Caboul, sous le ministère Beaconsfield, n’étaient pas faites pour engager le foreign office à se charger du gouvernement de cette turbulente féodalité afghane.

Lord Beaconsfield lui-même s’était, par le traité de Gandamak (mai 1879), contenté d’assurer à l’Inde ce qu’il appelait ses frontières scientifiques, la possession des passes de khodjah, de Païvar et de Khaïber, d’où les Anglais dominaient la route de Caboul. En même temps, les Anglo-Indiens occupaient Quettah, au nord du Beloutchistan, entièrement soumis à leur influence, et ils projetaient jusqu’à Quettah un chemin de fer qui devait placer la seconde des capitales de l’Afghanistan, Kandahar, dans leur dépendance. Par le même traité, lord Beaconsfield avait, il est vrai, imposé à l’émir de Caboul la présence d’un agent anglais qui devait lui servir de conseiller et de mentor pour les relations de l’Afghanistan avec les