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avec eux, pour leur faire sentir que la Russie savait où leur rendre les coups qu’ils pourraient être tentés de lui porter en Europe[1]. Que, dans les salons ou dans les casernes, quelques exaltés s’amusent à discuter des plans d’invasion de l’Indoustan, c’est, au dire même de cet enfant terrible de Skobélef, moins pour conquérir l’Inde que pour frapper la souveraine de l’Inde. Les Anglais avaient souvent répété que c’était leur empire d’Asie qu’ils défendaient à Constantinople. Les diplomates et les officiers russes n’ont eu qu’à retourner à leur profit cette maxime de la politique anglaise. C’est l’Europe et le Bosphore que la plupart avaient en vue en marchant vers l’Indou-Kouch. Les clés des détroits sont dans les steppes de l’Asie, disait Skobélef ; c’est dans l’Afghanistan et au besoin dans la vallée de l’Indus qu’il faut les aller chercher.

En d’autres termes, les états-majors de Tiflis et de Tachkent ont, tout comme la chancellerie de Pétersbourg, découvert que le chemin du Bosphore passait par l’Afghanistan. N’est-ce point par l’Asie, en tout cas, que la Russie a le plus de chances d’arriver à la mer libre ?

Les idées des Russes n’avaient pas encore pris corps que les convoitises moscovites étaient bruyamment dénoncées par les officiers de l’armée anglo-indienne. Les soldats du tsar avaient à peine construit leurs premiers forts sur les rives du Syr-Daria que déjà les alarmistes de Londres et de Calcutta conjuraient l’Angleterre de mettre une barrière aux envahissemens des cosaques. Le foreign office, stimulé par les Rawlinson, les Frère, les Himley, les Mac-Gregor, interrogeait de temps en temps le prince Gortchakof sur la marche et les progrès des troupes russes vers les Indes. Aux indiscrètes questions des Anglais, le chancelier de l’empire répondait avec d’autant plus de désinvolture que les plans de la chancellerie étaient moins arrêtés, que le gouvernement impérial s’en remettait davantage à l’initiative de ses généraux, prêt à désavouer leurs entreprises devant l’étranger, sauf à se retrancher derrière le fait accompli pour garder leurs conquêtes. L’avance des Russes se

  1. L’intention du gouvernement russe est exprimée avec autant de clarté que de discrétion dans une biographie anonyme du prince Gortchakof, sortie du ministère des affaires étrangères, et publiée par le Journal de Saint-Pétersbourg (13 mars 1883). « La guerre de Crimée, lit-on dans ce document d’origine officieuse, avait malheureusement prouvé, d’abord, que la Russie ne pouvait plus compter sur les bons rapports qu’elle avait entretenus depuis un siècle avec l’Angleterre, et, ensuite qu’elle était absolument désarmée vis-à-vis de cette puissance, dont les flottes pouvaient la menacer partout, tandis que sa politique pouvait lui procurer des alliances militaires sur le continent. Une grande nation ne pouvait pas rester indéfiniment dans une pareille position. Il était indispensable d’intéresser matériellement l’Angleterre à apprécier et à ménager l’amitié de la Russie. Une forte position en Asie centrale pouvait seule atteindre ce résultat. »