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à renouveler le règne de Nicolas, mais ayant le large cœur d’Alexandre II, incapable, en tout cas, de chercher aux difficultés du dedans le dangereux dérivatif d’une guerre au dehors. Au-dessous de l’empereur Alexandre III, le ministère des affaires étrangères était conduit par un diplomate prudent, simple et modeste comme son maître, une intelligence pondérée, un esprit vraiment européen et moderne, ayant pleinement conscience de ses devoirs envers la Russie et envers la civilisation, sentant ce que coûterait à l’une et à l’autre une nouvelle grande guerre, si peu d’années après la dernière, comprenant que, pour le vaste empire, aujourd’hui non moins qu’après le traité de Paris, le repos et le recueillement sont encore la plus féconde des politiques. En dehors des ministres, des hommes qui ont officiellement la direction des affaires, on pouvait bien signaler, dans l’armée ou ailleurs, des influences belliqueuses ; mais le plus populaire des généraux russes, Skobelef, est mort, et s’il s’est laissé parfois entraîner par le sentiment national, comme en 1878, le gouvernement impérial est assez maître chez lui pour savoir refréner les ardeurs guerrières de ses officiers.

Était-ce des bords de la Tamise que pouvait venir la provocation à un conflit ? Personne assurément n’eût eu pareille idée sous un ministère Gladstone. Jamais l’Angleterre n’avait possédé de gouvernement plus désireux d’éviter toute complication extérieure. Bien plus, jamais le royaume-uni n’avait connu de cabinet mieux disposé pour la Russie. Ce n’était pas seulement M. Gladstone, le ministre qui avait érigé la paix en système et l’avait prêchée en apôtre, c’étaient lord Granville et lord Hartington, tous deux implacables adversaires de la politique impériale de Disraeli ; c’était lord Derby, qui avait abandonné le ministère Beaconsfield et le parti tory par répulsion pour leurs procédés hautains et leurs tendances agressives ; c’étaient M. Chamberlain et sir Charles Dilke, les représentans des nouvelles couches de la démocratie grandissante, l’un et l’autre plus préoccupés de remodeler à neuf la vieille Angleterre que d’agrandir ou de fortifier ses dépendances lointaines. Qui eût osé prédire, lors de l’avènement du dernier cabinet libéral, que ce ministère, élu avant tout au nom de la paix et des intérêts pacifiques, se trouverait, en moins de cinq ans, à la veille d’une grande guerre avec la Russie ? De toutes les épreuves traversées par M. Gladstone, tant de fois condamné à se démentir, celle-là fut sans doute l’une des plus pénibles, comme des moins prévues. Qu’on se rappelle la politique anglaise et la lutte des partis durant les dix dernières années. Quel était l’enjeu du long duel de feu Disraeli, devenu lord Beaconsfield, et de M. Gladstone ? c’était, avant tout, la direction à donner à la politique extérieure et à la politique coloniale de la Grande-Bretagne. Ce qui l’avait emporté avec M. Gladstone, en