Rien de tout cela n’indique un homme « qui tremble devant l’art d’écrire ; » et puisque l’amour du « mieux » n’a pas interdit le « médiocre » à Henri-Frédéric Amiel, on ne voit pas qu’il lui eût interdit davantage le « bien, « s’il eût été capable de te réaliser. Ceux-là seuls ont le droit d’excuser leur silence ou leur infécondité sur leur amour de l’idéal, qui n’ont jamais rien produit, ni surtout rien publié ; et encore y voudrais-je regarder de bien près. Nous vivons dans un siècle, en effet, où les Goethe et les Schiller, les Byron et les Shelley, les Lamartine et les Hugo, sans parler de bien d’autres, se sont élevés assez haut pour que quiconque dédaignerait de les égaler soit suspect à bon droit de ne pas le pouvoir. Commencez donc par les égaler, et alors, mais seulement alors, nous vous permettrons de parler de votre idéal, qui n’est et ne saurait-être jusque-là que le prête-nom de votre impuissance.
Comme on s’était entendu pour ne pas voir dans le Journal les fragmens caractéristiques de l’orgueil impuissant d’Amiel, il semble que l’on se soit entendu pour passer outre, sans y prendre garde, aux aveux de son égoïsme. « Tu ne t’es jamais vu grand, célèbre, ou seulement époux, père, citoyen influent, » écrivait-il au lendemain de son retour d’Allemagne ; et comme on avait pris au sérieux le détachement de la gloire, on y a pris aussi ce détachement de l’amour et de la famille. Quelques passages du journal avaient pourtant leur éloquence, et elle était assez claire. Celui-ci par exemple : « (1856] c’est par l’amour seul qu’on se cramponne à la réalité, qu’on rentre dans son moi, qu’on redevient force… L’amour pourrait tout faire de moi ; » ou cet autre : « [1863] C’est peut-être par l’amour que je reviendrai à la foi, à l’énergie, à la religion… Il me semble du moins que, si je trouvais ma pareille et ma compagne unique, tout le reste me viendrait par surcroît. » Un autre encore, plus amusant, est aussi plus significatif : « [1869] Ah ! que le printemps est redoutable pour les solitaires !.. Faisant frissonner et bouillonner toutes les sèves, il produit des envies impétueuses, des inclinations foudroyantes, et comme des fureurs de vie imprévues et inextinguibles. Il fait éclater l’écorce rigide des arbres et le masque de bronze de toutes les austérités. Il fait tressaillir le moine dans l’ombre de son couvent, la vierge derrière les rideaux de sa chambrette, l’enfant sur les bancs du collège, le vieillard sous le réseau de ses rhumatismes.
Mais, ces confidences ne laissant pas de déranger un peu la gravité du philosophe, on a décidé d’y voir des aspirations vers « l’idéal, » et de nous le montrer au fond de sa retraite aimant « l’amour » comme