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art délicat. c’est « l’amour du mieux » qui lui a interdit « le bien ; » il aurait enfanté des chefs-d'œuvre s’il s’était fait de la perfection un idéal moins inaccessible ; et son rêve enfin aurait pris forme s’il n’avait craint, en voulant le fixer, d’en faire évanouir le charme. « Il faut brutaliser son sujet, si l’on veut lui donner une forme, et non trembler de lui faire tort... Cette espèce dl effronterie me manque... Toute ma nature tend à l’impersonnalité qui respecte l’objet et, se subordonne à lui... J'ai toujours ajourné l’étude de l’art d’écrire, par tremblement devant lui et par amour secret de sa beauté. » Subtilités que tout cela, fausse délicatesse, affectation pure ! mensonges d’un amour-propre habile à se tromper lui-même ! illusions tenaces de l’orgueil, qui, dans sa solitude, s’exerce à mépriser ce qu'il ne peut atteindre ! et d’un seul mot enfin : impuissance. Le professeur Amiel fut un impuissant qui consuma son existence à tâcher de se persuader, — son existence et 16,900 pages de papier, — qu'il était bien comme il était, ou même mieux qu'un autre; et sa bonne fortune a voulu qu'heureux, jusqu'au bout, son impuissance fût nommée, par ses amis comme par lui-même, du nom trompeur et prétentieux de nostalgie de l’idéal.

Nous paierons-nous donc toujours de ces vaines équivoques? Eh oui! comme ses amis, je pourrais croire à ce respect, à cet amour, à cette religion de l’idéal, si cet idéaliste, se renfermant en lui-même ou seulement dans son Journal, n’avait rien écrit, rien publié, ni jamais essayé de conquérir, à défaut d’un peu de gloire, cette notoriété qui fuyait devant lui. Mais il écrivait, mais il imprimait, mais il était comme à l’affût de toutes les occasions de faire bruire le nom d'Amiel. « Je crains d’être grand, disait-il, je ne crains pas d’être ingénieux... Sûr de mon attrait pour les choses vastes et profondes, je m’attarde dans leur contraire... Amant de la pensée, j’ai l’air de courtiser l’expression. » Mais, en réalité, il mettait dans ses Grains de mil des fragmens de ce journal, lissé, comme on nous dit, de sa propre "substance. Plus tard, il essayait, dans son Penseroso, de traduire en grands vers le plus pur de ce Journal même, toute son expérience de lui-même, de l’homme et de la vie. Et plus tard encore, dans ses Étrangères, le bruit qu'il n’avait pu faire avec ses Grains de mil et son Penseroso, ses articles et ses notices, il essayait de le faire en innovant dans notre poésie le vers de quatorze et de seize syllabes :


Quand le lion, roi des déserts, pense à revoir son vaste empire,
Vers la lagune, allant tout droit, dans les roseaux il se retire;


ou encore


Les chênes de la forêt, à l’ombre épaisse et tranquille,
Aujourd'hui comme autrefois m’ont chanté leur grave idylle.