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l'orgueil ; un orgueil timide et caché, mais d’autant plus superbe, et dont je ne voudrais d’autre preuve au besoin que l’existence de son Journal intime. « Le sot projet qu'il a eu de se peindre ! disait Pascal à propos de Montaigne, et cela par un dessein premier et principal, » et, en effet, il faut avoir de soi-même une bien haute opinion pour tenir son Journal intime; à tel point que la seule pensée m’en étonnerait chez un homme de sens. Passe pour des Mémoires, si l’on a jadis été mêlé dans de grandes affaires ou de petites intrigues, bien piquantes, bien scandaleuses, et encore pourvu que l’on ait le bon goût d’y parler moins de soi-même que des autres. Passe même pour des Confessions, que l’on arrange d’ordinaire sur la fin de sa vie, et plutôt, d’ailleurs, pour s’y complaire au remuement de ses vieux péchés que pour s’en disculper. On peut pardonner à Rousseau d’avoir cru que la prodigieuse popularité de son nom le rendît comptable à la postérité des intentions de ses œuvres et des raisons de ses actes. Mais un Journal intime, un gros cahier, un livre à serrure, où l’on se mire chaque soir dans son Moi, que l'on emporte en voyage, à la campagne, dans sa malle, entre sa boîte à rasoirs et son bonnet de coton, y a-t-il rien de plus ridicule, mais surtout de plus impertinent? Trente ans durant, le professeur Amiel a tenu le sien, et non pas pour lui, ni pour quelques amis, mais pour le public, pour l’hypothéquer au monde, comme disait Montaigne, puisqu'il a chargé ses amis de le publier, et non de le brûler. Reconnaissez une victime à ce trait, si vous le voulez, et un martyr, mais un martyr de l'orgueil, ou mieux encore de cette maladie moderne qui depuis plus d'un siècle a perdu tant d’illustres, plus illustres et plus grands qu'Amiel, plus dignes de pitié surtout: le gonflement, la dilatation, et, du seul nom qui lui convienne, l’hypertrophie du moi.

A chaque page du Journal, les symptômes déplaisans en éclatent, si clairs, et si bien définis que l’on se demande comment les critiques ont pu s’y tromper. « Il regardait sa nature d’esprit comme un privilège,» nous dit Mlle Vadier, et nous n’avions pas besoin qu'elle nous l’apprît, mais elle a bien fait de le dire, puisqu'on ne nous l’avait pas dit. Visiblement, Amiel se croit à part du commun des hommes, unique en son espèce, aussi supérieur à ses « amis les plus subtils, » qu'ils peuvent l’être eux-mêmes aux « gens de négoce, » dont ils sont entourés, et vraiment extraordinaire. d’autres sont Genevois, sont Français, sont Allemands, ont une famille, exercent un métier, sont citoyens d’une république ou sujets d’une monarchie; lui, ne peut réussir à « s’individualiser pour son compte, » et comme il dit en son jargon, « à sortir de la déterminabilité et de la formabilité pures. » Cela veut dire, en bon français, que l’étendue de son vaste esprit n’est limitée par aucun des préjugés vulgaires ou mesquins qui bornent celle des autres. Si puissante que soit la pénétration d’une rare et