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maison, s’il n’a pas su ou pu labourer à temps, si sa première année n’a pas été exempte de sécheresse ou de sauterelles, c’est un homme perdu. Sa dette le tuera. Aussi songe-t-il déjà à vendre pour s’acquitter ; s’il pouvait le faire légalement et emporter avec soi un bénéfice, il n’hésiterait peut-être pas. Mais il faut attendre les cinq ans après lesquels son titre de concession provisoire deviendra définitif. Dès la troisième année de résidence, s’il a pu effectuer les améliorations voulues[1], il réclame le droit d’entière propriété. Qu’il l’obtienne, il n’y aura guère de doute à son départ, et déjà les spéculateurs sont aux aguets. Autour des nouveaux centres, on dit couramment : « Dans six mois ou dans un an, tel village sera à vendre. » Celui-ci, puis cet autre sont déjà vendus ; on cite les bons coups de main faits par les capitalistes qui se trouvaient sur place. Beaucoup de colons ont été expropriés par leurs créanciers, perdant à la fois leurs terres et les améliorations réalisées ; d’autres, dégoûtés avant épreuve suffisante, ont vendu leurs concessions pour des sommes dérisoires, pour un simple viatique, et sont rentrés en France aussi nus qu’ils en étaient sortis.

Quelques-uns, plus habiles ou plus heureux, se sont faits spéculateurs au petit pied ; ils l’avaient bien toujours entendu ainsi ; en se faisant donner des terres par l’état, ils espéraient les revendre et se retirer avec un petit capital adroitement acquis. Ces calculs s’avouent sans vergogne et sont entrés dans le courant des affaires. On peut dire que presque toute l’Algérie colonisée est, a été ou sera à vendre et à revendre. Il est des colons qui réussissent dans ces marchés. Ceux qui ont pu payer les intérêts de leur dette, attendre une plus-value, saisir une occasion favorable, rencontrer un vrai cultivateur non concessionnaire ou un spéculateur bien fourni de capitaux, ont en effet pu se défaire de leur concession à un prix dépassant parfois la valeur qu’elle avait quand ils l’ont reçue ; ils ont alors payé leur dette et sont rentrés en France, enrichis par l’état, sans profit pour la colonie.

Mieux eût valu persévérer, sans doute ; mais ils n’étaient point agriculteurs de profession, et leurs familles étaient habituées à d’autres mœurs. La famille ! on ne peut s’en passer dans une ferme aux avant-postes de la civilisation. Qui garderait la maison, panserait les bestiaux, préparerait les alimens, pendant que le colon travaille au dehors, souvent fort loin ? Or la femme n’existe en Algérie qu’à l’état d’importation. L’indigène séquestre la sienne. On ne trouve de servantes que dans les grands centres, toute personne à

  1. Pour une valeur de 100 francs par hectare, bâtisse comprise (décret du 15 juillet 1874).