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I.

Pendant l’été de 1877, la Turquie envahie en Europe et en Asie avait à faire face aux Russes, aux Serbes, aux Roumains, aux Bulgares. Toutes ses troupes combattaient dans les Balkans et au Caucase. A peine s’il restait dans les provinces limitrophes de la Grèce quelques détachemens de zaptiés et quelques bandes de bachi-bozouks, — ces derniers occupés à massacrer à Salonique et ailleurs. Les événemens engageaient les Grecs à entrer en campagne, la Russie les y invitait. Jamais occasion si propice ne s’était offerte. Les Grecs avaient 18,000 hommes sous les armes, et, en moins d’un mois, le premier ban de la réserve, comptant pareil nombre de fusils, serait venu doubler cet effectif. Enfin les Hellènes d’Épire et de Thessalie n'attendaient pour se soulever en masse que le passage de la frontière par un bataillon portant le drapeau bleu à croix blanche. La Crète était presque sans garnison ; là aussi, il suffisait du débarquement de quelques troupes grecques sur un point du littoral pour qu'éclatât insurrection. l’entrée en ligne de plus de 60,000 combattans, tant soldats grecs qu'insurgés épirotes, thessaliens et crétois, eût constitué une importante diversion. Les Turcs n'auraient pas laissé d’en être fort gênés, qui n’avaient pas trop de toutes leurs troupes pour résister à l’invasion russe. Quelques engagemens heureux pour les soldats du roi George, — l’hypothèse n'était pas improbable, en raison de la dispersion des forces de la Turquie, — et l’armistice de 1878 eût trouvé les Grecs maîtres d'une grande partie de l’Epire et de la Thessalie, et peut-être de la Crète tout entière. Les Russes n’auraient pu oublier le concours de la Grèce; ils eussent stipulé pour elle, dans le traité de San Stefano, la possession des territoires que ses troupes occupaient au moment de l’armistice. Ces préliminaires ne pouvaient manquer d’être ratifiés par le congrès de Berlin, en vertu du principe du fait accompli. A tout le moins, le congrès eût-il assigné une part importante de ces territoires au royaume de Grèce, et, comme il l’a fait pour la Roumélie orientale, constitué la Crète, la Haute-Thessalie et la Haute-Epire en gouvernemens autonomes relevant de la Porte.

Cette prise d’armes sollicitée par la Russie, attendue par tous les Grecs des provinces turques, réclamée par la population entière du royaume, le gouvernement hellénique s’y refusa, cédant aux conseils itératifs de l’Angleterre et de la France. Ces puissances engageaient la Grèce à ne se point mêler au conflit, et pour prix de sa neutralité elles lui garantissaient une extension de territoire au jour