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malveillans. Voilà ce qui s’appelle parler, n’est-il pas vrai? » Le 20 octobre, enfin, sur le bruit que la Prusse armait contre elle : « Si par ces arméniens on croit me détourner de la marche de mes troupes aux ordres du maréchal Souvarof, on se trompe très fort, car malgré cela je resterai ferrée de tous les côtés possibles, sans exception aucune. Je prêche et prêcherai cause commune à tous les rois contre les destructeurs des trônes et de la société, malgré tous les adhérens du misérable système contraire, et nous verrons qui prendra le dessus, la raison ou le déraisonnement des perfides partisans d’un système exécrable, qui par lui-même exclut et foule aux pieds tout sentiment de religion, d’honneur et de gloire. Adieu, portez-vous bien ; je vous ai dit ce qui est venu se placer au bout de ma plume. Il est bon que vous sachiez ma manière de penser et d’envisager les choses. »

Cette lettre est la dernière que Grimm reçut de Catherine. Elle ne laisse aucun doute sur la sincérité des résolutions que l’impératrice avait enfin prises. Son correspondant y répondait par un cri de triomphe : « L’approche de soixante mille enfans de la victoire, écrivait-il, avec leur invincible conducteur, me ravit au troisième ciel. » Quinze jours plus tard Catherine tombait frappée d’une attaque d'apoplexie, emportant avec elle l’espoir de la seconde coalition.

On a peine à discerner les infortunes individuelles dans les catastrophes publiques ; les souffrances des particuliers se perdent dans le sort des empires ; il n’en est pas moins vrai que le coup qui, le 16 novembre 1796, étendit Catherine sans sentiment sur le parquet de sa garde-robe, tomba plus cruellement encore sur notre pauvre Grimm que sur Pitt ou sur Thugut. c’était comme un raffinement de persécution de la fortune contre lui. Dépouillé de tout par la révolution, il ne vivait, nous l’avons vu, lui et les êtres chéris qui partageaient son exil, que de la munificence de l’impératrice : qu'allaient-ils devenir maintenant ?

L'un des derniers actes de Catherine avait été de nommer Grimm à un poste dont le titulaire venait de mourir, celui de ministre de Russie à Hambourg. l’intention qui avait dicté cette faveur valait mieux que la faveur elle-même, car Hambourg, grâce aux événemens qui y faisaient refluer un nombre prodigieux d’étrangers, était devenu l’un des séjours les plus chers de l’Europe, et la position que Grimm allait y occuper devait l’obliger à des dépenses hors de proportion avec ses ressources. Il se demandait peu de jours auparavant quelle figure feraient à Pétersbourg « ses haillons et sa misère; » comment donc allait-il supporter les frais d’une représentation diplomatique ? Il n’en est pas moins vrai que Grimm dut s'estimer heureux lorsqu'il apprit que le successeur de Catherine