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la France, c’était un péril qui menaçait l’Europe entière. « Si on ne fait pas main basse sur toutes ces chimériques et imbéciles négociations de paix, écrit-elle, qui doivent couvrir d’opprobre leurs auteurs, fauteurs et négociateurs, et si, sans perte d’une minute, on ne saisit pas les moyens les plus vigoureux pour pousser la guerre contre les Français avec une vigueur loyale et franche, je prophétise que tous les états, sans exclusion aucune, seront engloutis par la colère céleste, qui se servira du bras des scélérats les plus abominables pour les écraser. Ce ne sont pas là des mots, il y va de la destruction générale, c’est moi qui vous le dis; or je suis un prophète abominable et qui malheureusement ne s’est jamais trompé. » On le voit, le ton a changé; l’impératrice craint maintenant pour tous les trônes, elle craint pour elle-même, et l’on sent, dans ce passage, que sa politique est sur le point d’entrer dans des voies nouvelles.

La conduite de Catherine, en effet, à l’égard de la révolution française, était restée jusque-là singulièrement équivoque. Autant l'impératrice s’était montrée ardente dans son indignation, bruyante dans ses déclarations, prodigue d’encouragemens à ceux qui voulaient intervenir et de reproches à ceux qui intervenaient maladroitement, autant elle s’était montrée peu disposée à agir elle-même. La cause de Louis XVI, à son sens, était celle de toutes les têtes couronnées et même de tous les gouvernemens établis ; elle n’avait pas refusé un seul instant, disait-elle, de secourir le roi très chrétien dans sa détresse ; que les puissances fassent un manifeste, et elle sera de la partie ; elle demande seulement que ce manifeste soit appuyé. Appuyé par qui ? c’est précisément quand la question en vient là que Catherine se dérobe.

Le spectacle qu'elle donne est vraiment curieux. Il faut l’entendre dire ce qu'elle aurait fait si elle eût été le roi de France, et ce qu'il aurait fallu que les autres couronnes fissent pour lui. La conduite de la Prusse n’a pas trouvé de censeur plus rigoureux; la politique de cette puissance est abominable, la paix qu'elle va signer est une paix infâme, celle que souscrit la Sardaigne ne l’est pas moins; « il n’est infamie qui ne se fasse. » A la bonne heure ! mais, en attendant, Catherine se contente d’exhorter et de maudire; sa colère s’exhale en paroles, tout au plus en manifestations platoniques. Elle a accrédité un ministre près des princes émigrés, elle leur a donné de l’argent, un million et demi de roubles en un an ; aussitôt après la mort de Louis XVI, elle a reconnu Louis XVII, et après la mort de Louis XVII, Louis XVIII; voilà à quoi se borne la part de Catherine dans la croisade contre la démagogie française.