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que nous nous entendions parfaitement bien et laissions babiller les moins entendus à leur aise. Je regarde le prince Potemkin comme un très grand homme, qui n’a pas rempli la moitié de ce qui était à sa portée. »

Ainsi regrets, regrets sincères et éloquens des hommes pour lesquels Catherine avait eu un goût passager, et qu’elle avait conservés ensuite à titre d’amis et de serviteurs. Mais combien la douleur ne sera-t-elle pas plus vive lorsque la mort saisira l’amant en pleine faveur ! Ce fut le cas pour le général Lanskoï, dont le nom, à partir de 1781, revient souvent dans les lettres à Grimm. l’impératrice parle de ce jeune homme avec un abandon qui ne pouvait laisser aucun doute à son correspondant sur la place que Lanskoï occupait dans le palais. Elle s’est chargée de son éducation, ce qui lui est facile, l’élève étant aussi intelligent que docile. « Oh ! avait dit Orlof au commencement de cette liaison, vous verrez quel homme elle en fera ! Cela gloutonne tout. » Et, en effet, voilà les amoureux gloutonnant ensemble poètes, historiens, beaux-arts. « Outre cela, nous bâtissons et nous plantons, nous sommes bienfaisant, gai, honnête et rempli de douceur. » Des plaisanteries comme toujours, des farces. Catherine fait semblant d’être le secrétaire de Lanskoï, et c’est lui qui est censé dicter et signer. Tout ce travestissement est assez drôle, mais on tourne la page et l’on rencontre les sanglots ; la lettre avait débuté sur le ton du badinage habituel, et elle se termine par le désespoir. « Lorsque je commençais cette lettre, j’étais dans le bonheur et la joie, et mes journées se passaient si rapidement que je ne savais ce qu’elles devenaient. Il n’en est plus de même : je suis plongée dans la douleur la plus vive et mon bonheur n’est plus. j’ai pensé moi-même mourir de la perte irréparable que je viens de faire, il y a huit jours, de mon meilleur ami. j’espérais qu’il deviendrait l’appui de ma vieillesse ; il s’appliquait, il profitait, il avait pris tous mes goûts ; c’était un jeune homme que j’élevais, qui était reconnaissant, doux et honnête, qui partageait mes peines quand j’en avais, et qui se réjouissait de mes joies ; en un mot, en sanglotant, j’ai le malheur de vous dire que le général Lanskoï n’est plus. Une fièvre maligne, accompagnée d’esquinancie, l’a emporté en cinq jours au tombeau, et ma chambre, si agréable pour moi ci-devant, est devenue un autre vide dans lequel je me traîne à peine comme une ombre. Je ne puis voir face humaine sans que les sanglots ne m'ôtent la parole ; je ne puis ni dormir, ni manger ; la lecture m’ennuie et l’écriture excède mes forces. Je ne sais ce qu’il deviendra de moi ; mais ce que je sais, c’est que de ma vie je n’ai été si malheureuse que depuis que mon meilleur et aimable ami m’a