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de son amie devenait toujours plus déplorable, et il excuse quelquefois son silence par le rôle de garde-malade qu’il a dû remplir à côté d’un lit de souffrances. « j’ai été depuis trois mois, écrit-il en 1779, malheureux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Condamné à voir souffrir jour et nuit, et à conserver, au milieu de ce spectacle horrible, un air calme et serein, à donner même à la malheureuse victime de ce long et cruel supplice des espérances qui sont loin de mon cœur, je suis devenu une espèce de machine que la douleur et l’effort continuel de la cacher ont comme endurcie et rendue insensible. Je n’ai pas même la ressource, assez ordinaire aux malheureux, de voir le malheur qu’ils redoutent s’acheminer pas à pas, d’en pouvoir marquer le terme et, par conséquent, ramasser ses forces pour en soutenir le dénoûment. Ballotté continuellement entre la crainte et l’espérance, je passe vingt fois par jour de l’une à l’autre, et la convulsion qui en résulte est sans contredit le sentiment le plus douloureux que l’âme puisse éprouver. j’y devrais être accoutumé depuis six ou sept ans que cela dure, car le dérangement de la santé de cette malheureuse femme a commencé quelques mois avant mon premier départ pour la Russie, et, depuis cet instant, toujours souffrante, plus d’une fois à l’agonie, et puis revenant à la vie, sans que M. Tronchin ait su la guérir ni la tuer ; opposant à ses maux, malgré le tempérament le plus frêle, une force et un courage sans exemple, on peut dire qu’elle n’a su ni vivre ni mourir[1]. »

Les pertes de fortune et les chagrins domestiques aggravaient encore ces maux. Après avoir été ruinée par les extravagances d’un mari auxquelles étaient venues se joindre celles de son fils, après avoir, en outre, été victime des opérations de l’abbé Terray, Mme d’Épinay était maintenant frappée, dans le peu qui lui restait, par les réformes financières de Necker. Grimm, en de telles circonstances, crut pouvoir recourir à l’impératrice, et lui proposa d’acheter, pour 10,000 livres, deux beaux diamans qu’avait conservés son amie. Catherine n’acheta pas seulement les bijoux, elle fit intercéder près du gouvernement français en faveur de Mme d’Épinay, puis, voyant que les réclamations ne produisaient rien, elle paya de sa poche. « Vous qui me dépensez de l’argent tous les jours de l’année pour des inutilités, écrivait-elle à Grimm avec une délicatesse admirable, prenez de cet argent jusqu’à deux fois huit mille livres, donnez-les à l’auteur des Conversations d’Emilie, en cas qu’elle ne voulût pas les accepter, prêtez-les-lui pour cinquante ans, et surtout ne m’en parlez plus, ni à personne, mais dites-moi tout

  1. Mme d’Épinay, nous allons le voir, ne mourut que trois ans et demi après la date de cette lettre. Elle souffrait d’une maladie d’estomac qui dégénéra en cancer.