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sens le plus étendu du mot. Les commissions qu'il reçoit sont de toute espèce, des bonbons, des pots de rouge, des toilettes, des livres, de la musique, des estampes, des camées, des tableaux. l’impératrice a le goût des arts et la manie des musées. Il lui prend, selon le mot de son correspondant, des accès de gloutonnerie. Elle achète des collections entières, les cabinets de pierres gravées du bailli de Breteuil et du duc d’Orléans, les galeries de tableaux de Baudoin et de Tronchin, les portefeuilles de Clérisseau, la bibliothèque de Voltaire après celle de Diderot. Tout n’est pas toujours de premier mérite dans les marchés qu'on fait pour elle, et elle s’en fâche. « Ah ! morbleu ! il est incroyable comment le divin s’est laissé tromper cette fois (le « divin, » c’est Reiffenstein, son agent de Rome) ; j’ai ordonné de faire choix et d’envoyer les croûtes à l’encan pour le bien de l’hôpital de la ville. » Elle a, d’autres fois, des crises d’économie ; elle se dit ruinée, jure ses grands dieux qu'elle n'achètera plus rien. Grimm, il faut le dire, l’encourage tant qu'il peut dans ces idées de sagesse, mais les bonnes résolutions durent peu, ou bien c’est le favori du moment qui a, lui aussi, le goût des gemmes et dont il faut satisfaire les caprices. Catherine n’achète pas seulement, elle bâtit, et c’est Grimm qui lui fournit des architectes, des plans, les dessins pour une porte monumentale, pour une galerie copiée sur les Loges du Vatican. Catherine a un théâtre, et Grimm lui envoie des comédiens et des comédies, des pièces que Sedaine écrit exprès pour elle, un Carmen sœculare de Philidor, destiné à quelque anniversaire solennel. Grimm, enfin, est le canal des bienfaits de l’impératrice, et, malheureusement pour lui, on le sait et on en abuse ; il est assiégé d’importuns qui font des offres, apportent des projets, implorent des secours. Il résiste, cela est évident, et il a dû éconduire bien des quémandeurs, mais s’il n’abuse pas de son crédit, il en use, et très souvent pour recommander des infortunes. Catherine a ainsi fait beaucoup de bien. Elle se fiait au jugement de son agent, et plus encore à son intégrité, et cette confiance était méritée. Des sommes considérables ont passé par les mains de Grimm pendant les vingt années qu'il fut au service de la tsarine, et jamais sa réputation de probité ne souffrit la moindre atteinte. Un passage d’une de ses lettres nous montre avec quelle hauteur il refusait les pots-de-vin qu'on lui offrait quelquefois sur les marchés dont il était l’intermédiaire. Lorsqu'il demandait quelque chose pour lui-même, c’est le plus souvent un portrait de l’impératrice ; la sollicitation devenait un raffinement de la flatterie. Le jour viendra, il est vrai, où, ayant perdu tout ce qu'il avait, et chargé du soin d’une famille qu'il regarde comme la sienne, il en appellera à la générosité de la souveraine qu'il a si bien servie; mais il le fera alors avec le sentiment des droits qu'il s’est acquis. Grimm est