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blancs comme un danger auquel il ne compte exposer son converti qu’après l’avoir muni des armes de défense nécessaires. Or ces armes sont la foi entrée dans ses convictions, et la pratique de la religion chrétienne entrée dans ses habitudes. C’est là, si je ne me trompe, la différence fondamentale entre les deux méthodes.

Les missionnaires catholiques ne pensent pas que le raffinement graduel des mœurs, la culture progressive de l’esprit, le travail et les jouissances légitimes qui peuvent en résulter, que le commerce continu avec l’homme policé doivent nécessairement amener le néophyte à la foi chrétienne, et ils sont convaincus que, pour arracher le sauvage à la barbarie, il faut d’abord remplacer ses superstitions par des croyances positives, fortement enracinées dans son âme. Pour y arriver, ils croient ne pouvoir mieux faire que de former des communautés chrétiennes, des chrétientés, comme on les appelle en Chine, des reducciones, d’après l’ancienne expression espagnole, et de faire entrer les élèves dans une de ces chrétientés au fur et à mesure qu’ils quittent l’école de la mission. Il est indispensable que ces communautés soient fermées à tout intrus blanc ou homme de couleur. Les millions d’Indiens chrétiens des deux Amériques, les centaines de milliers de l’Inde méridionale, qui, tout en restant Indiens, sont devenus et restés, à travers trois siècles, de vrais chrétiens, et, au point de vue moral, de vrais civilisés, sont redevables de ce bienfait à ce système. « Pour que la morale chrétienne pénètre dans le sang, disent les pères, il faut des générations. Le grain qui commence à germer, les jeunes plantes, doivent être protégés contre l’ivraie et les intempéries des saisons. »

Dans les grands instituts protestans, comme celui de Lovedale dans la colonie du Cap et l’excellent établissement dirigé par l’évêque anglican de l’île de Norfolk, les élèves sont soigneusement préservés de tout contact avec le dehors. Mais, l’éducation achevée, ils rentrent dans leur pays et dans leurs familles ; il en résulte de nombreuses défaillances qui affligent les missionnaires. Il n’est pas rare de voir retomber dans la barbarie des jeunes gens, qui, à l’école, avaient donné les meilleures espérances, et on a remarqué que les récidivistes descendent ordinairement au-dessous du niveau où ils se trouvaient à l’état de sauvages. Je pourrais citer à l’appui de ce que je viens de dire des faits nombreux d’une autorité incontestable. Je me bornerai comme exemple à laisser parler le capitaine Moor de la marine royale britannique[1] : « Quelques-uns des jeunes gens élevés à la mission mélanésienne de l’île de Norfolk,

  1. Son rapport au Commodore Erskine est daté de Sydney, 7 novembre 1883. (Blue-Book.)