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vêtues en paysannes de là-bas ; elles portent des parures de verroterie, et, dans les cheveux, de pâles fleurs du Nord. Leurs visages sont tristes et leurs yeux sont doux. Sans nous parler, presque sans nous voir, elles semblèrent, au lieu de s’asseoir, se poser comme des oiseaux fatigués. Immobiles, désolées, des vierges de vingt ans et des aïeules octogénaires chantaient ainsi :

« Privé de tout, le sarrau pour tout vêtement, ah ! vis sans regret ; ta mort ne sera pas une perte.

« L’imbécile de riche, avec tout son or, ne saurait dormir ! Le pauvre diable est nu comme un faucon ; il chante et s’amuse.

« Il marche en chantant ; le vent lui sert d’accompagnement. Gare, gare à vous, riches, c’est la pauvreté qui est en fête !

« Les épis de blés se dressent des deux côtés du chemin en s’inclinant au passage : siffle, pauvre diable, la verte forêt répondra à les sifflemens !

« Que tu sois affamé en rassasié, ne t’abandonne pas au chagrin ; habille-toi, peigne-toi, plaisante et souris !

« Que tu pleures ou que tu ne pleures pas, personne ne verra tes larmes…

« Tu vivras et tu mourras. Ta pauvreté trouvera un refuge. A bon entendeur, salut ! La chanson est finie. »

Par un contraste étrange, ces paroles amères, menaçantes munie, se chantaient sur une musique navrante, mais douce. De la poitrine amaigrie de ces pauvres femmes montait le sanglot de toute une race, une plainte séculaire de misère et de honte. Sans espoir, mais sans haine et sans reproche, tout un peuple semblait jeter vers Dieu le cri de sa détresse et de son délaissement : « Seigneur ! jusqu’à quand le labeur et la peine, jusqu’à quand l’humiliation et l’opprobre ? Seigneur ! Seigneur ! pourquoi nous avez-vous abandonnés ? »

Le lendemain, nous essayâmes de noter les mélodies entendues pendant notre séjour à Moscou ; mais, transcrites pour nos voix et nos instrumens, elles avaient perdu leur beauté : ce n’étaient plus que des fleurs séchées et mortes.

Que les Bohémiennes, les Russes gardent le secret de leurs chansons. La science ne pénétrera pas le divin mystère de leur ignorance. Il faut subir leur charme sans le comprendre. La sagesse de l’Égypte, de cette Égypte qui passa longtemps pour la patrie des Bohémiens, n’a-t-elle pas dit, il y a des milliers d’années : « Consulte l’ignorant comme le savant et ne t’enorgueillis pas de ta science ? »

Un compositeur éminent nous disait un jour : « Nous ne sommes portés que par ceux qui nous écrasent ! » L’expression est étrange, mais l’idée est juste. Les grands poètes ont pour les musiciens