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Alors la sensation musicale atteint une intensité extraordinaire. Sur un thème fort simple, banal même, quinze ou vingt voix de femmes amoncellent les plus riches harmonies, les variations les plus folles. Dans cette symphonie vocale, pas une lacune ; pas un trou dans cette trame aussi serrée qu’un tissu de suie. Les Bohémiennes ressemblent aux princesses des contes bleus : les perles ruissellent de leurs lèvres. Perles et pierreries, ces fioritures qui pétillent connue des aigrettes, ces gammes qui se nouent et se dénouent comme des colliers. Parfois un cri subit éclate, aussitôt étouffé ; un trille de rossignol siffle à des hauteurs prodigieuses et s’achève par un trait qui retombe en pluie d’étoiles. Oh ! les Bohémiennes à la bouche d’or ! Filles ignorantes, mais inspirées ! Aucune ne saurait lire une mesure de musique, et, dans leurs improvisations vertigineuses, pas une ne s’emporte ou ne s’égare. J’observais la petite vieille : elle avait croisé ses deux mains sous son châle écarlate. Elle chantait, le regard perdu, toujours avec son doux sourire. Que voyait-elle au loin ? Peut-être le fantôme de son ancienne beauté passait-il devant ses yeux rêveurs ! Ou plutôt elle écoutait, ravie, les voix de sa mystérieuse patrie et le mélodieux génie de sa race, devant lequel elle comprenait que des étrangers s’inclinaient en ce moment. Pourtant L’orgueil ne gonflait pas le cœur de la pauvre femme. Nulle fierté mauvaise, nulle rancune haineuse ne se trahissait dans la voix de ce peuple déshérité. Les chansons des Bohémiens n’expriment qu’un sentiment : la mélancolie. « La vraie musique d’un peuple, a dit M. de Vogué, est faite avec les larmes qu’il a répandues. » C’est ainsi que la tristesse est au fond de toute âme bohémienne. Elle nous envahissait nous-mêmes dans cette salle de fête. Il nous semblait que les fenêtres s’étaient ouvertes et que la lune éclairait les pâles paysages de l’automne russe. Les étangs frissonnaient au vent de la nuit, et nous respirions l’odeur des bouleaux.

Les Bohémiennes chantaient toujours. Elles disaient la morne solitude des plaines, les campemens du soir et la danse, autour des feux, des bayadères farouches. Elles nous découvraient des horizons nouveaux et ces fabuleuses contrées de Bohême, où l’on ne va qu’en songe. Dahin ! Dahin ! C’est là ! c’est là ! chante Mignon, une bohémienne aussi. Tout le caractère des chants bohémiens est dans ce désir, mêlé de regret. Vague désir, regret indéterminé ! Inutiles élans vers une patrie dont le nom même s’est perdu, réminiscences de gloire, amertumes d’exil et de vie errante, soupirs et plaintes d’amour, il y a tout cela dans le chant de ces femmes, ou du moins nous avons cru l’entendre.

Avant de quitter Moscou, nous voulûmes écouter le chœur russe : la veille de notre départ, il chanta. Quelques femmes seulement le composent : humbles créatures, dont l’aspect seul fait pitié. Toutes sont