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plaine est toute blanche, et que les traîneaux volent sur la neige unie.

Il est sage d’entendre les Hongroises avant les autres ; il est rare qu’on veuille encore les écouter après. Je ne me souviens pas volontiers de ces filles épaisses, affublées de costumes dits nationaux, lourdement plantées sur des jambes voyantes, et menées par une matrone bouffie, qui s’aidait, en marchant, d’une canne retentissante. Soufflant avec bruit, malgré l’ampleur d’un disgracieux caraco, la hideuse compagnonne s’approcha du piano. Le tabouret grinça le premier, gemuit sub pondere, puis le clavier, sur lequel les doigts mous de la vieille essayèrent une ritournelle. Le chœur se mit à chanter. Les voix étaient vulgaires, presque ignobles ; même les plus jeunes avaient une âpreté rauque et comme une crudité d’eau-de-vie grossière. Cette demi-douzaine de vivandières chantaient et dansaient avec des intonations et des gestes de café-concert les aimables valses viennoises. Elles en écrasaient le rythme élégant, elles en profanaient les grâces délicates. Si leste que soit la muse de Strauss, elle répugne à ces allures équivoques : elle n’est pas sœur de Fantine, mais de Bernerette. Ce n’est qu’à Vienne, et par l’orchestre de Strauss, qu’il faut entendre jouer le Beau Danube bleu ou le Joli Mois de mai. Alors seulement on comprend la fine poésie de la valse autrichienne et toutes les séductions de ce rythme à trois temps, si souple entre les mains légères des compositeurs viennois.

Par bonheur, les Hongroises ne chantèrent pas longtemps. Les Bohémiennes parurent, aussi étranges que les autres étaient vulgaires. Pourtant, nulle bizarrerie de costume n’aidait à l’originalité de leur aspect. Les unes étaient vêtues en ouvrières ; les autres, presque en grandes dames ; des diamans brillaient à plus d’un front. L’une d’elles nous frappa par la singularité de son type et de sa parure. Toute blanche entre ses compagnes brunes, elle semblait étrangère et comme captive au milieu d’elles. Leurs chevelures, aussi sombres que l’aile des corbeaux qui regagnent chaque soir les clochers du Kremlin, faisaient plus doux l’or soyeux de sa tête blonde ; ses lèvres, auprès de leurs lèvres de pourpre, prenaient la pâleur rosée de l’églantine ; ses yeux avaient plus de lumière et les leurs plus de flamme. Elle était très jeune et portait, peut-être par un caprice d’enfant, un costume de fête dont les nuances éteintes s’accordaient avec sa beauté délicate. Auprès d’elle, une bonne vieille était assise, presque accroupie, Un châle rouge, qui lui couvrait les épaules et le cou, ne laissait passer que sa petite figure, jaune comme une orange et toute ridée, mais souriante derrière ses rides. Au premier rang se tenait la fameuse Pacha, dont le visage, malgré quelque fatigue, garde les traces récentes d’une beauté qui fut souveraine. Ses yeux fauves brillent d’un feu sombre, ou s’emplissent de vague langueur. Les veines d’azur