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Quel voyageur, assis un soir d’été près des flots de Naples, se lèverait avant que le pêcheur qui chante eût tourné le dernier rocher du Pausilippe ? La beauté nocturne de Venise est dans la sonorité de ses lagunes et les canzones lointaines des gondoliers. Les peuples les plus primitifs eux-mêmes sentent bien que la musique fait la nature plus belle, et les rameurs de Philos ont coutume de n’aborder qu’en chantant aux rivages de leur île charmante.

Ce qui ne peut se dire se chante. L’honneur, et non pas, comme d’aucuns le prétendent, la faiblesse de la musique, est de savoir dire l’ineffable. Pendant un récent séjour à Moscou, c’est elle qui nous redisait le soir ce que nous disait le jour la grande et mélancolique cité, ce que nous auraient dit les hommes, si nous avions pu les comprendre ! Chaque soir, nous aimions à retrouver le charme étrange de ce pays dans ses étranges concerts.

Aussi fameuses que les almées de l’Égypte, les chanteuses de Moscou ne sont pas décevantes comme elles. Les voir, les entendre ne détruit pas leur prestige lointain, et les rêves se réalisent auprès d’elles, au lieu de s’envoler. Hongroises, Suédoises, Russes, Bohémiennes, se partagent la faveur des dilettantes moscovites. Sauf les Suédoises, qui s’étaient attardées à la foire de Nijni, nous les avons toutes entendues, surtout les Hongroises et les Bohémiennes. Hélas ! elles ne chantent pas, comme nous aimions à le croire, dans les rues de la vieille ville. Quel décor pourtant offrirait à leurs fêtes bohèmes la Place-Rouge, dominée par la porte Sacrée, par les murailles et les dômes du Kremlin, surtout par cet amas de coupoles et de clochetons badigeonnés, assemblage de champignons monstrueux et multicolores, qu’on nomme l’église de Vasili-Blagennoï ! C’est là que nous aurions voulu les entendre, ou mieux encore sur une montagne voisine de Moscou, la montagne aux Moineaux, par une après-midi d’automne. Le ciel était sans nuages, et de ce bleu profond où se perd, après les batailles, le regard des héros blessés de Tolstoï. Nous dominions le versant boisé de la colline, et, de l’autre côté de la rivière, qui faisait un coude à nos pieds, Moscou luisait comme une ville d’argent et de pierreries. Derrière un bouquet d’arbres, tintait la cloche d’une église peinte : les filles des bois eussent été les bienvenues ce jour-là sur la clairière.

Mais elles ne vinrent pas. Elles dorment encore à l’heure où le soleil descend, et ne s’éveillent qu’à la tombée du jour. Alors elles se lèvent et gagnent les restaurans de nuit. C’est là qu’il faut les entendre. Le théâtre peut sembler mal assorti au spectacle, et le local manque de poésie. Cependant, ces restaurans sont en dehors de la ville, à la lisière des bois, et, lorsqu’on s’y rend en voiture découverte, au clair de lune, la route ne laisse pas d’être pittoresque. Elle doit l’être encore davantage par les belles nuits d’hiver, quand la