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elles que de préparer le terrain, ou de l’occuper en attendant qu’il fût capable d’une autre culture. C’est ce qu’oublie M. Frary, quand il triomphe comme d’une contradiction d’entendre ceux-ci qui plaident l’utilité des études latines, — pour la connaissance pratique du français, par exemple, — et ceux-là qui fondent la noblesse de ces études sur leur inutilité même. Il n’y a pas contradiction ici ; et il est vrai que ces études sont utiles, et il est également vrai qu’elles sont inutiles. Elles sont inutiles, en ce sens qu’elles ne sauraient mener personne à la fortune, mais elles sont utiles en ce sens qu’elles assouplissent, qu’elles élargissent, qu’elles élèvent l’esprit ; ou encore, si l’on aime mieux, elles ne sont inutiles qu’autant que l’éducation est connue comme apprentissage de la vie pratique, et le collège comme l’antichambre du comptoir ou de l’usine. Et c’est bien une manière de les concevoir, je ne dis pas le contraire, mais je demande alors ce qu’est devenu cet « enseignement secondaire élevé » que l’on nous promettait ? cet enseignement « plus conforme aux besoins d’une société nouvelle, » mais cependant « toujours littéraire ? » tout ce que l’on prétendait enfin conserver, et que l’on se trouve avoir sacrifié du même coup que l’on sacrifiait le latin ; — si peut-être on ne s’en prend au latin justement pour atteindre et renverser sous son nom quelque chose d’autre que lui-même et de plus important.

Quelles sont, en effet, ces nécessités si pressantes, au nom desquelles on demande à bref délai le bouleversement du système de notre enseignement secondaire ? J’entends bien que l’on me parle d’évolution économique, d’intérêt social, de professions productives et de professions improductives, quoi encore ? mais qu’y a-t-il sous ces grands mots, et de quelle réalité sont-ils non pas tant l’expression peut-être que le déguisement inoffensif ou la parure décente ? Tout est dans tout, sans doute, et la question de l’éducation touche à bien d’autres. Un illustre savant n’a-t-il pas établi que la grandeur politique et la prospérité commerciale de l’Angleterre dépendaient étroitement du nombre de vieilles filles que la cherté du mariage y entretient dans le célibat ? On peut donc bien prétendre que si le budget de la France, depuis quelques années, se solde en déficit, la faute en est aux programmes de l’enseignement secondaire ; on peut imputer à Virgile les maux de la crise agricole ou à Thucydide la décadence de la marine marchande ; on peut accuser le baccalauréat de préparer moins d’administrateurs pour les droits réunis que de recrues pour le socialisme. C’est seulement un jeu d’esprit dont il ne faut pas abuser. Dans une société moderne, organisme complexe, formé de tant de pièces, jointes entre elles par des ressorts si nombreux et si délicats, rien n’est